L’Iran à l’heure du Covid : quels impacts géopolitiques? (ANQUEZ – EAP)

La République islamique d’Iran est, selon les sources internationales disponibles, le pays du Moyen-Orient le plus touché par l’épidémie de Covid-19, avec plus de 300 000 cas recensés. Il est dès lors légitime de s’interroger sur l’impact que pourrait avoir cette crise sanitaire sur le positionnement géopolitique de l’Iran, et ce sur trois axes : la puissance stratégique régionale iranienne, les relations avec les Etats-Unis et enfin la guerre froide qui oppose Téhéran à Riyad.

Une fragilisation relative dans la région

L’expression de la puissance régionale de l’Iran se traduit traditionnellement par l’influence qu’il exerce sur les pays du Moyen-Orient, notamment dans les zones où les populations chiites sont nombreuses, comme l’Irak et le Liban, ou bien par son soutien aux régimes amis comme celui de Damas en Syrie. Dans ce domaine, il est intéressant de noter que l’influence de l’Iran a été remise en question dès avant la crise sanitaire, comme en Irak et au Liban où de nombreuses manifestations populaires anti-gouvernementales en octobre et novembre 2019 se doublaient d’un discours qui dénonçait l’emprise de Téhéran sur les affaires intérieures de ces pays, par l’intermédiaires de groupes politiques (voire militaires) comme Dawa en Irak ou le Hezbollah au Liban. On constate donc que la fragilisation relative de l’emprunte iranienne précède la crise Covid. Par ailleurs, le principal architecte de la politique souterraine au Moyen-Orient du régime iranien, le général Qassem Soleimani, a été tué par une frappe américaine début janvier 2020, événement qui n’est en aucun cas lié à l’épidémie. Le seul lien possible entre la crise sanitaire et l’influence régionale de l’Iran pourrait davantage être lié au soft power : la capacité de l’Iran à se présenter comme un pays moderne est affectée par l’incapacité des structures médicales locales à répondre efficacement au nombre de cas nécessitant une hospitalisation. Ceci pourrait avoir une conséquence sur le rayonnement de l’Iran, mais cela reste à démontrer factuellement. Enfin, les difficultés intérieures provoquées par le coronavirus pourraient inciter les adversaires du régime islamique à accroître les pressions sur le pays.

Dans l’attente des présidentielles américaines

Autre volet capital de la géopolitique de l’Iran, ses relations avec les Etats-Unis. Ici, le Covid pourrait avoir un effet indirect pour Téhéran. En effet, la gestion de la crise par Donald Trump est vivement contestée par la population américaine, 60 % des citoyens la jugeant négativement. Affaibli, le président américain pourrait dès lors être battu aux élections de novembre prochain par son adversaire Joe Biden. Or, un changement d’administration pourrait fort bien modifier les relations entre les deux pays. Là où Trump continue d’exercer une pression maximale sur Téhéran (notamment avec la tentative de prolonger indéfiniment l’embargo sur les armes, rejeté en août 2020 par le Conseil de sécurité de l’ONU), une administration démocrate pourrait choisir la désescalade et améliorer les rapports entre Washington et Téhéran. Biden se présente comme le successeur d’Obama, et pourrait en conséquence choisir de négocier avec l’Iran d’une manière plus diplomatique que Trump. Ceci serait une bonne nouvelle pour l’Iran, mais pas forcément pour toutes les factions du régime islamique. Les ultraconservateurs préfèrent avoir un Républicain hostile à la tête des Etats-Unis car la confrontation permet de mobiliser une fraction de la population sur un antiaméricanisme qui est toujours vivace au sein d’une partie des Iraniens. Téhéran recherche en tout cas à gagner du temps en attendant novembre 2020. Sa décision d’autoriser l’accès de deux sites nucléaires aux inspecteurs de l’AIEA le 26 août dernier vise à prouver la bonne volonté de l’Iran auprès des institutions internationales.

Un tournant dans la Guerre Froide irano-saoudienne?

Enfin, la crise sanitaire a-t-elle un impact sur la « guerre froide » qui oppose l’Iran à l’Arabie saoudite et, plus largement, à la majorité des pétromonarchies comme les Emirats arabes unis (EAU) ? Le soutien de Téhéran aux rebelles houthis au Yémen, contre lesquels l’Arabie saoudite est militairement engagée au sein d’une coalition, ne semble pas faiblir. Riyad voit certes la contestation de l’influence iranienne au Liban et en Irak d’un œil favorable, mais nous avons vu que ce fait n’était pas lié à la crise sanitaire. La question reste pour l’instant en suspens, mais il est sûr que les Saoudiens se réjouissent des difficultés internes de l’Iran. Par ailleurs, l’accord entre les EAU et Israël d’août dernier pourrait préfigurer l’ouverture de relations officielles entre Tel Aviv et Riyad, ce qui constituerait un basculement majeur dans la géopolitique moyen-orientale. Il n’est néanmoins pas certain que cela profite réellement à l’Arabie saoudite dans sa confrontation avec l’Iran. Ce dernier, sans aucun doute, en profiterait pour dénoncer la « trahison » envers les Palestiniens, thème qui pourrait lui valoir un fort regain de popularité au sein des populations arabes. C’est peut-être la crainte de cela qui empêche l’Arabie saoudite de franchir le pas. La guerre froide entre les deux pays ne se mène pas uniquement par l’intermédiaire de proxies, mais aussi au sein des opinions publiques de la région.

L’Iran est, certes, affaibli intérieurement par la crise sanitaire du Covid. Mais, à ce stade, il est très prématurer d’évoquer un fléchissement de sa stratégie régionale en raison de cette crise. L’élément le plus central est bien l’issue de la présidentielle américaine. Une défaite de Trump en raison, notamment, de la gestion du Covid pourrait bien marquer un changement majeur au Moyen-Orient.

Matthieu ANQUEZ est Président d’ARES Stratégie. Après avoir été pendant plus de 12 ans consultant en géopolitique au sein de la société CEIS, Matthieu Anquez a fondé en 2019 ARES Stratégie, spécialisé en conseil, études et formations dans le domaine de la défense, de la géopolitique et de la prospective. Il est plus particulièrement spécialisé sur les questions de prospective politique et de géopolitique, plus spécialement sur le Moyen-Orient, l’Asie de l’Est et du Sud-Est, ainsi que sur des problématiques comme le nucléaire et le balistique, les menaces émergentes, les questions maritimes ou encore les approvisionnements en matériaux stratégiques. Contributeur à plusieurs médias (presse, télévision, radio), il est par ailleurs l’auteur de plusieurs ouvrages sur la géopolitique de l’Iran et l’Afghanistan.

Matthieu Anquez