Trois clarifications sur la guerre au Nagorno-Karabakh (Thibaut Huchet – EAP)

Thibault Huchet est fonctionnaire dans une organisation internationale, tenu au devoir de réserve et à ce titre écrivant sous pseudonyme.

Alors que les affrontements se poursuivent au Nagorno-Karabagh, des négociations se déroulent en parallèle dans le contexte du Groupe de Minsk, institué dans le cadre de l’OSCE et co-présidé par la France, les Etats-Unis et la Russie (cf. photo). Il n’est pas inutile de revenir sur quelques aspects du conflit parfois mal cernés dans le débat aujourd’hui, ou présentés de manière incomplète.

Le Haut-Karabagh est sans doute le plus original des conflits de basse intensité qui ont éclaté sur les décombres de l’URSS, faussement qualifiés de gelés, dans la mesure où il est le seul qui n’oppose pas la Russie à l’un de ses anciens satellites au sein du bloc soviétique. Trois dimensions s’entrechoquent et toutes éclairent la situation sous des angles différents.

Une lutte historique issue de l’héritage stalinien

La dimension historique, que chacun des protagonistes invoque pour se prévaloir d’un droit ancestral sur la région, est probablement celle à laquelle il est le plus communément fait référence. Elle est pourtant fragile, pour plusieurs raisons. D’abord, parce que chaque partie peut effectivement se targuer d’avoir à des époques différentes occupé une partie de cette région, véritable mosaïque de peuples, d’ethnies et de langues. La politique stalinienne de délimiter les frontières suivant la logique « un peuple, une territoire, une langue » est restée souvent théorique, voire au contraire mise en œuvre pour scinder les ethnies (l’Asie Centrale en est l’exemple le plus frappant).

Ensuite, parce que les mouvements de populations sont aussi le résultat de choix politiques. Les populations azéries comme arméniennes ont afflué ou quitté le territoire au gré des chocs qui l’ont affecté, du génocide arménien à la guerre de 1988-1994[1]. Enfin parce que l’histoire n’est pas qu’une affaire de faits, mais également de perception. Il suffit d’avoir parcouru la route qui mène à Stepanakert, la capitale du Haut-Karabagh, depuis l’Arménie, et dont les tronçons ont été financés par les différentes communautés de la diaspora arménienne, pour mesurer la dimension symbolique que revêt le Haut-Karabagh dans l’identité arménienne contemporaine.

Une controverse juridique complexe

La dimension juridique est également complexe. Il apparaît clair que le conflit actuel a été déclenché par l’Azerbaïdjan hors du cadre légal de recours à la force qu’aurait pu justifier un cas de légitime défense, et donc en violation du principe de règlement pacifique des différends (2e principe de l’Acte final d’Helsinki, texte fondateur de l’OSCE à laquelle l’Arménie et l’Azerbaïdjan appartiennent).

En revanche l’Azerbaïdjan peut se prévaloir – et le fait abondamment – de plusieurs résolutions du Conseil de Sécurité des Nations Unies condamnant l’occupation par l’Arménie du Haut-Karabagh et de territoires limitrophes depuis 1994. Par ailleurs, on peut contester l’opposition irréconciliable qui existerait entre différents principes du droit international. Certes, le 3e principe de l’Acte final d’Helsinki pose l’inviolabilité des frontières tandis que le 8e principe pose le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Néanmoins le 8e principe dispose clairement qu’il ne s’exerce que dans le respect du 3: « Les Etats participants respectent l’égalité de droits des peuples et leur droit à disposer d’eux-mêmes, en agissant à tout moment conformément aux buts et aux principes de la Charte des Nations Unies et aux normes pertinentes du droit international, y compris celles qui ont trait à l’intégrité territoriale des Etats ». Dit autrement, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne leur garantit pas pour autant le droit à un Etat.

Y a-t-il une « solution militaire » ?

Enfin, il convient de prendre la dimension stratégique de la situation actuelle. Il serait faux d’affirmer que le conflit actuel était prévisible et certain. Pour autant on ne peut non plus prétendre qu’il constitue une surprise complète. En effet, le statu quo constituait ce que l’on pourrait qualifier de second best pour l’Arménie (le first best, à savoir une indépendance du Haut-Karabagh ou un rattachement à l’Arménie, reconnu la communauté internationale et par l’Azerbaïdjan étant exclu car inacceptable pour ce dernier) et de second worst pour l’Azerbaïdjan. Si l’on ajoute à cela un écart de richesse et de puissance militaire croissant entre les deux pays au bénéfice de l’Azerbaïdjan, il était probable que ce dernier finisse contester ce statu quo et par lancer de telles hostilités. Des signaux, explicites ou implicites, en provenance de la Turquie, ont pu jouer le rôle d’élément déclencheur.

Y a-t-il ou n’y a-t-il pas de solution militaire à ce conflit ? La logique du fait accompli, qui est presque la marque de fabrique des conflits de basse intensité dans la région, laisse penser qu’une « solution militaire » peut s’imposer. L’Arménie contrôle de facto le Haut-Karabagh depuis 1994 précisément parce que sa victoire militaire à l’issue des affrontements le lui a permis, et les condamnations par le Conseil de Sécurité n’y ont rien changé depuis 25 ans. A l’inverse, quelles que soient les condamnations internationales, et à moins qu’elles ne soient assorties de contraintes, on peut présumer que le contrôle les territoires qui pourraient avoir été conquis par l’Azerbaïdjan durant le conflit actuel ne sera pas rétrocédé. Le fait est que, hélas, les protagonistes des deux camps sont convaincus qu’il y a bien une solution militaire à ce conflit, au moins à court terme.

Ces trois dimensions n’épuisent bien sûr pas les différents aspects du conflit et ne permettent guère de présager de son évolution dans un futur proche. Toute solution ne sera néanmoins durable que si elle les intègre.

[1] On pourrait ici prendre le parallèle de la Crimée : si celle-ci est aujourd’hui ethniquement russe en majorité, c’est aussi parce que l’URSS stalinienne a déporté la majorité de la population autochtone Tatare en Asie Centrale à l’issue de la seconde guerre mondiale.