La stratégie de la Turquie selon Ariane BONZON

Ariane BONZON, spécialiste de la Turquie, a publié en 2019 Turquie, heure de vérité aux éditions Empreintes. Elle nous a répondu sur trois questions concernant les objectifs internationaux de la Turquie. La Turquie de la présidence Erdogan déploie une stratégie internationale extrêmement active et visible en Libye, en Méditerranée orientale, en Syrie et dans le Caucase. En rivalité avec l’Union européenne mais également avec la Russie, elle s’affirme de nouveau comme un acteur régional majeur.

Cyrille Bret et Florent Parmentier : quels sont les buts de la Turquie dans le conflit concernant le Haut-Karabakh? Sur les plans économiques, mémoriels, symboliques, militaires?

Ariane BONZON : eh bien tout cela à la fois ! Et j’y ajouterai même une dimension idéologique.

Economiques d’abord sachant que l’ambition de la Turquie de devenir un hub energétique passe, au sens propre autant que figuré, par l’Azerbaïdjan dont les ressources en hydrocarbures compensent la quasi-absence de ressources énergétiques de la Turquie, très dépendante de la Russie et de l’Iran. 

D’où l’ouverture en 2006 d’un oléoduc partant de Bakou-Tbilissi-Ceyhan, port turc de Méditerranée ainsi que d’un gazoduc arrivant à Erzurum, à l’est de la Turquie. D’où enfin la construction depuis 2015 d’un gazoduc dit TANAP qui relie déjà les ressources gazières azéries à la ville d’Eskisehir en Turquie avec pour objectif de rejoindre l’Italie, c’est-à-dire l’Europe. Ajoutons que SOCAR, entreprise étatique d’Azerbaïdjan,  leader dans le domaine des hydrocarbures, est le premier investisseur en Turquie. 

Mémoriels et symboliques ensuite. A la chute de l’URSS, la Turquie renoue des liens avec les « frères » du Caucase (dont l’Azerbaïdjan) et de l’Asie centrale, pays d’origine et «berceaux» des Turcs qui y redécouvrent – non sans émotion – un héritage culturel adossé à un socle linguistique communs. La Turquie d’ailleurs a été l’un des tout premiers pays à reconnaitre l’indépendance de l’Azerbaïdjan en 1991. 

Militaires avec une coopération dans le secteur de la défense qui remonte à 1992, puis en 2010 un accord d’armement et un traité militaire selon lequel les deux pays s’engagent à se porter au secours de l’autre en cas d’attaques étrangères.  L’offensive actuelle de Bakou au Haut Karabakh bénéficie d’ailleurs des drones et des conseillers militaires turcs. 

Idéologiques, avec ce vieux rêve (exprimé dès 1923) de réunir tous les peuples turcs des steppes de Mongolie aux rives du Bosphore dans un ensemble panturc, puis avec l’exacerbation de la turcité dans cette synthèse « turco-islamique » porté par les généraux putschistes de 80 et désormais par le Président Erdogan allié depuis 2015 avec des ultranationalistes d’extrême droite, et des milieux dit eurasistes. Ceux-ci cherchent à consolider l’identité turque dans un récit anti-occidental et anti-chrétien, c’est-à-dire aussi anti-arménien. Or les Arméniens constituent l’ennemi commun à la Turquie et à l’Azerbaïdjan. 

Le Président Aliyev évoque pour définir la Turquie et son pays : « Un peuple, deux nations ». Pour autant cet alignement entre le nationalisme azéri et le panturquisme, peut présenter quelques failles, l’une d’elle touchant au fait que les uns sont  chiites quand les autres sont  sunnites et que les uns peuvent éprouver un certain attachement à l’ex-ensemble soviétique quand les autres s’inscrivent dans la nostalgie de l’empire ottoman.

Cyrille Bret et Florent Parmentier : la Turquie et la France continueront-elles à s’opposer en Méditerranée orientale dans les mois qui viennent?

Ariane BONZON: les points de friction entre la France et la Turquie ne manquent pas depuis une dizaine d’années : la Syrie, la Libye, l’Afrique aussi où la détestation de la France « coloniale et islamophobe » est devenue l’un des éléments rhétoriques de la projection turque.

A certains égards, ce n’est donc pas le contentieux greco-turc dans la mer Egée qui expose le plus directement la France à la Turquie, quoique celle-ci ait répondu aux provocations d’Ankara par le déploiement de forces militaires. Mais servi par la légitimité de la cause et au nom de la solidarité européenne, le Président Macron avait un besoin urgent de réintroduire de l’Union européenne et de l’Otan dans ce rapport de force avec le Président Erdogan. Il va y avoir encore bien des tensions avec l’Europe et l’Otan, en particulier sur Chypre dont la République du nord n’est reconnue que par la Turquie. Et je n’ai aucun doute que la France et son président seront de nouveau ciblés autant que faire se peut. Le chef d’Etat français est l’«adversaire» idéal pour le Président Erdogan  et ce d’autant que notre politique étrangère à l’égard de la Turquie s’articule désormais à un volet de politique intérieure, la loi sur le séparatisme islamiste, qui vise l’ingérence turque en France.

Cyrille Bret et Florent Parmentier : la posture stratégique actuelle de la Turquie est-elle un cavalier seul? une stratégie d’ensemble? un argument de politique intérieure?

Ariane BONZON: Cavalier seul : oui et non.

Oui, dans la mesure où elle brave ses alliances ou compagnonnages traditionnels : l’Otan, l’UE ainsi que les pays arabes de son voisinage immédiat hormis le Qatar. Notons d’ailleurs que certains des dirigeants turcs font un étendard de cette «solitude précieuse ». 

Non, car on voit bien que dans sa nouvelle stratégie de projection de puissance, Ankara revitalise ou noue des alliances (aux forceps parfois) en Libye, à Chypre, en Azerbaïdjan…. Ajoutons qu’elle bénéficie encore d’un large capital de sympathie au Maghreb et en Afrique dans les milieux Frères musulmans, mais pas seulement. 

Il y a c’est évident une stratégie d’ensemble. La Turquie cherche à projeter sa puissance – non  plus seulement son influence par le seul soft power mais bien sa puissance militaire – sur les théâtres extérieurs, des théâtres avec lesquels elle  a une histoire, un passé traumatique, parfois, ce qui facilite la mise en place d’un narratif néo-ottomanisme alors que les enjeux sont tout ce qu’il y a de plus contemporains. Et en arrière-plan, émerge cette idée que Recep Tayyip Erdogan va réparer les erreurs commises par le général Mustafa Kemal, le fondateur de la république turque. Ainsi l’offensive turque sur la Méditerranée orientale s’explique par la volonté d’établir un rapport de force afin d’imposer, entre autres, une révision des traités signés entre la Grèce et la Turquie, et en particulier du traité de Lausanne, pierre angulaire de la fondation de la Turquie, moderne et laïque, de 1923.

La situation économique et sanitaire est mauvaise. Le contentieux greco-turc et le soutien à l’Azerbaïdjan, voire au gouvernement de Tripoli font l’objet d’un certain consensus parmi les partis politiques -tous très nationalistes – excepté le Parti démocratiques des peuples (HDP, de gauche, favorable à l’autonomie kurde) dont la représentation politique est méthodiquement laminée par Ankara. Mais il me semble que ce serait une erreur de penser que cette projection de puissance vers l’extérieur tient à la seule volonté de détourner l’attention des Turcs de la scène intérieure. A certains égards nous assistons à la saison 2 d’Erdogan, celle qui devrait lui permettre de bâtir son « leg » et de l’inscrire, à ses yeux et aux yeux d’une large partie de la population turque, dans l’Histoire alors que le centenaire de la république turque approche à grands pas…