Les relations turco-azéries : « Une nation, deux Etats » ? (BOREL – Eurasia Prospective)

L’engagement du président turc Erdogan, le 27 septembre 2020, à soutenir par tous les moyens l’effort de l’Azerbaïdjan pour récupérer la province séparatiste du Haut-Karabakh soutenue par l’Arménie, est le dernier événement en date qui vient illustrer la forte proximité entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, également soulignée par l’adage « une nation, deux pays » qui est souvent repris par les acteurs politiques de ces deux pays. Si ce lien s’appuie sur une proximité ethnique et linguistique certaine, ce n’est pas le cas en matière historique et, l’argument religieux, habituellement fort dans la région, y occupe une place réduite. Le renouveau récent de l’amitié turco-azérie depuis les années 1990 se fonde ainsi principalement sur des éléments géopolitiques et énergétiques qui font de cette alliance un acteur incontournable du Caucase, voire de la politique étrangère européenne.

Une proximité ethnique et linguistique forte, mais nuancée par l’Histoire et la religion

La population d’ethnie azérie, qui représente plus de 90% de la population de l’Azerbaïdjan, parle une langue apparentée au turc et intelligible par ses locuteurs. Cette proximité linguistique provient de l’ancêtre commun de ces deux populations, les Oghouzes, peuplade turque qui a migré dans le Caucase et l’Anatolie depuis les plaines d’Asie centrale à partir du Xe siècle. Cette proximité linguistique et ethnique est historiquement mise en avant comme motif de rapprochement par le mouvements pantouraniste,[1] né à la fin du XIXe siècle dans l’Empire Ottoman au sein des courants Jeunes-Turcs, puis occulté par le pouvoir kémaliste avant d’être repris par le Président Erdogan depuis une dizaine d’années comme clé de voute de sa politique étrangère dite « néo-ottomane ». Cette politique vise aujourd’hui aussi bien à restaurer l’influence turque dans les anciens territoires de l’Empire Ottoman qu’à l’étendre à l’ensemble des pays partageant des racines turques, notamment en Asie Centrale (Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Turkménistan) et dans le Caucase (Azerbaïdjan).

Malgré cette proximité linguistique et ethnique, l’histoire partagée par les Azéris et les Turcs depuis leur migration originelle est plutôt réduite. En effet, la région de l’actuel Azerbaïdjan a toujours été à la marge de la sphère d’influence de l’Empire Ottoman et incluse dans les Etats perses successifs du XVIe au XIXe siècles. Une dynastie perse, celle des Séfévides, était d’origine azérie et a régné du XVIe au XVIIIe siècle. Ainsi, il y eut seulement deux occupations ottomanes du Caucase oriental au cours de cette période, limitée chacune à une dizaine d’années. L’occupation de l’Azerbaïdjan par l’Empire russe à partir du début du XIXe siècle a également participé à restreindre les liens entre sa population et celle de l’Anatolie, jusqu’à la Révolution bolchévique de 1917 qui voit un État azéri brièvement s’émanciper de la tutelle russe et s’allier en 1918 avec l’Empire Ottoman à la fin du premier conflit mondial. La chape de plomb soviétique qui est par la suite tombée sur le Caucase à partir de 1920 a coupé toute communication entre la population d’Azerbaïdjan et le monde extérieur.

De plus, essayer de faire de la question religieuse une dimension importante de la relation entre l’Azerbaïdjan et la Turquie est un raccourci qui ne saurait décrire la réalité des faits et l’importance réelle de la sphère religieuse dans ces deux pays. Tout d’abord, si la population de ces deux pays est dans sa très grande majorité musulmane, elle ne se réfère pas au même courant de l’islam. La majorité des Azéris se réclame du chiisme (plus de 80%), fruit de l’influence perse, quand les Turcs se rattachent majoritairement au sunnisme (70%). Si cette différence religieuse initiale est néanmoins à nuancer en raison de l’importance de la laïcité dans ces deux Etats, une divergence croissante existe actuellement. D’un côté, la Turquie tend à renforcer le poids du religieux dans la vie publique depuis l’arrivée au pouvoir de Recep Erdogan, comme lors de la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée et, de l’autre côté, l’Azerbaïdjan s’en tient à une ligne de laïcité modérée inscrite dans sa constitution, double héritage soviétique et de sa première indépendance en 1918-1920.

Un rapprochement récent, d’abord symbolique, puis géopolitique et énergétique

Le rapprochement entre la Turquie et l’Azerbaïdjan a donc eu lieu lors de l’indépendance de ce dernier État à la chute de l’URSS. Parmi les symboles de cette nouvelle donne, on peut citer l’adoption dès 1991 par l’Azerbaïdjan de l’alphabet latin en remplacement de celui cyrillique, à l’inverse d’autres Etats de langue turque qui l’ont conservé comme le Kirghizistan. On peut également penser à la reconnaissance du nouvel État par la Turquie avant le reste de communauté internationale, ainsi qu’à son soutien diplomatique et matériel durant le premier conflit du Haut-Karabakh (1988-1994). Le président azéri Heydar Aliyev (1993-2003), père du président actuel Ilham Aliyev, décrivait ainsi la relation entre son pays et la Turquie : « Une seule nation, deux Etats ».

Au-delà de ces aspects symboliques, la dimension géopolitique de cette relation est également forte. En effet, les deux pays partagent un ennemi commun, l’Arménie, et une ambivalence commune vis-à-vis de la Russie, entre coopération et méfiance. Aujourd’hui, l’alignement des deux Etats en matière de politique internationale est visible dans leur participation à des institutions communes de coopération comme le Conseil Turcique, créé en 2009 autour de cinq Etats turcophones,[2] ou l’OTAN, à laquelle l’Azerbaïdjan participe indirectement pour la formation de son armée. Cet alignement passe aussi par la politique étrangère, comme par exemple le soutien indéfectible de la Turquie à la réclamation de souveraineté azerbaïdjanaise sur le Haut-Karabakh.

Mais c’est dans le domaine économique, notamment énergétique, que les intérêts des deux pays sont étroitement alignés. Il faut ici bien voir que l’Azerbaïdjan est un grand producteur et exportateur d’hydrocarbures, quand la Turquie est le 5ème importateur mondial d’hydrocarbures et une étape indispensable dans leur processus d’exportation vers le marché européen. Selon la Banque Mondiale,[3] l’Azerbaïdjan est ainsi le 3ème fournisseur de gaz de la Turquie, qui est quant à elle le 2ème partenaire commercial de l’Azerbaïdjan. La coopération économique turco-azérie est particulièrement visible dans la géopolitique des oléoducs et gazoducs construits entre les deux pays, donc les principaux sont l’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), inauguré en 2005, et le gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzurum, ouvert en 2006. De plus, cette coopération est amenée à se renforcer dans le futur car, dans le cadre de la stratégie de diversification de l’approvisionnement en gaz de l’Union européenne, les principaux projets de gazoducs pour importer le gaz azéri de la mer Caspienne ont comme point de départ la Turquie, comme le gazoduc TAP (Trans Adriatic Pipeline) qui devrait être achevé d’ici la fin d’année.

Une proximité qui inquiète les pays voisins et une partie de la communauté internationale

Pour la plupart des acteurs régionaux, l’émergence et le renforcement de cet axe Ankara-Bakou inquiètent. Le premier État concerné est l’Arménie qui se trouve désormais prise en étau entre ses ennemis historiques turc et azéri, mais également l’Iran qui dispose sur son sol d’une importante minorité azérie aux velléités autonomistes, estimée à environ 15% de la population totale du pays, ainsi que la Russie qui voit la Turquie contester son influence traditionnelle, aussi bien dans le Caucase qu’en Asie centrale ou qu’en Syrie.

Pour les pays occidentaux, cette relation est également assimilée à un vecteur d’instabilité régionale, voire internationale. Ainsi, le soutien de la Turquie permet à l’Azerbaïdjan d’adopter une attitude plus offensive vis-à-vis de l’Arménie et de la région indépendantiste du Haut-Karabakh, comme la reprise des combats en 2016 et à l’automne 2020 tend à le montrer. De plus, cette relation conforte la Turquie dans sa politique étrangère agressive et la conduit à étendre l’exercice de son ingérence étrangère déstabilisatrice à d’autres zones après la Syrie et la Libye. La communauté internationale peut justement se demander quel sera le prochain théâtre d’intervention de la Turquie hors de ses frontières.

Pour conclure, si l’adage « une nation, deux pays » n’est pas véritablement fondé historiquement ou religieusement ici, force est de constater que les liens qui unissent la Turquie et l’Azerbaïdjan aujourd’hui ont créé un nouvel axe majeur de la géopolitique du Caucase et de la politique énergétique européenne. Ainsi, aujourd’hui, l’apaisement des tensions au Haut-Karabakh ne peut pas se passer d’une intervention turque auprès de son allié azerbaïdjanais et la diversification énergétique européenne doit se fonder sur un dialogue stratégique avec ces deux partenaires, en dépit de leurs divergences avec les valeurs de l’Union européenne , ainsi que ses objectifs à l’international.


[1] Courant idéologique politique prônant le rassemblement dans un même Etat de tous les peuples d’ethnie et de langue turques.

[2] Azerbaïdjan, Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan et Turquie.

[3] Site “World Integrated Trade Solutions”