Marine Carbaillet, journaliste au Figaro, m’a interrogé sur le terrorisme à l’occasion de la sortie de mon nouvel essai Dix attentats qui ont changé le monde. Comprendre le terrorisme au 21ème siècle chez Armand Colin. Retrouvez l’interview sur FigaroVox.
Après la chute de l’URSS en 1991, les sociétés occidentales considéraient la violence armée comme appartenant au passé. Les attentats du 11 septembre 2001 ont marqué une césure historique, contraignant les civils à intégrer la menace terroriste dans leur vie quotidienne, analyse le haut fonctionnaire Cyrille Bret dans son nouvel essai Dix attentats qui ont changé notre monde – Comprendre le terrorisme au XXIe siècle (éditions Armand Colin).

Le Figaro : vous dites que le 11 septembre 2001 est devenu le jour où le XXIème siècle a commencé. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que les attentats du World Trade center nous ont fait entrer dans une nouvelle ère ?
Cyrille Bret : le 20ème siècle meurt à Moscou le 25 décembre 1991 lors que Michaël Gorbatchev met fin à l’URSS. Mais le 21ème siècle ne naît que, dix ans plus tard, le 11 septembre 2001, à New York et Washington. La destruction du World Trade Center est un choc universellement et immédiatement médiatisé qui frappe le monde dans son intégralité. C’est une expérience traumatique qui s’impose à tous. C’est surtout le début d’une nouvelle ère politique, l’âge de la terreur. Durant les années 1990, entre 1991 et 2001, les sociétés occidentales ont connu une certaine euphorie politique : pour elles, la violence armée était devenue une chose du passé, présent uniquement dans des zones considérées comme politiquement en retard ou marginales : les Balkans ou l’Afrique subsaharienne. Le 11 septembre, la violence politique retrouve brutalement une place centrale dans l’espace public américain puis européen et enfin mondial.
Les événements tragiques du 11 septembre constituent une césure historique. Il y a un avant et un après 11 septembre car la donne politique est durablement bouleversée par ces attentats. Sur le plan politique, la violence extrême infligée à des civils sous les yeux des médias devient un phénomène récurrent qui s’universalise. Sur le plan stratégique, le terrorisme et l’anti-terrorisme deviennent pour deux décennies les deux forces qui se livrent une gigantomachie sur tous les continents : en Amérique du Nord, puis en Europe, en Asie et aujourd’hui en Afrique. Le terrorisme, ses réseaux, ses objectifs, ses chefs et ses modes d’action deviennent, pour deux décennies, le phénomène politique majeur.
Le Figaro : les dix attentats perpétrés au début de ce siècle révèlent-ils des carences politiques ?
Cyrille Bret : tous les attentats révèlent des vulnérabilités, des failles et des faiblesses. Le meurtre de masse médiatisé exploite en effet les talons d’Achille des sociétés contemporaines. La mondialisation a démantelé les contrôles étatiques sur les flux de personnes, de biens, d’informations et des croyances. En favorisant les échanges, les transports, les voyages et le dialogue, la mondialisation a ouvert de vastes possibilités aux actions criminelles. Le terrorisme est la face sombre de la mondialisation.
Les attentats du Bardo à Tunis en 2015 me semblent constituer un exemple frappant de l’intrication entre mondialisation et terrorisme. D’un côté, la face solaire de la mondialisation : le tourisme, les échanges culturels, le développement économique, etc. de la jeune démocratie tunisienne visités par des croisiéristes du monde entier. De l’autre, la face meurtrière de la mondialisation : de jeunes Tunisiens entraînés à l’action armée par l’organisation Etat islamique dans le chaos libyen voisin. Quand les deux faces de la mondialisation se rencontre, celle du tourisme international et celle du djihadisme sans frontières, le massacre survient. Les conséquences de ces attentats sont profondes et durables : non seulement la capacité de l’Etat tunisien a assurer la sûreté de son territoire est mise en doute mais en outre le pays vitrine des Printemps arabes se voit immédiatement privé d’une source de revenu essentiel : l’industrie touristique. L’attentat du Bardo révèle les deux versants de la mondialisation, les vulnérabilités des démocraties en constitution et les conséquences économiques graves du terrorisme.
Le Figaro : nos démocraties européennes sont-elles résignées face aux terrorismes ?
Cyrille Bret : les démocraties européennes sont certes résignées mais également résilientes.
Elles sont résignées au sens où elles ont perdu toute naïveté concernant la violence terroriste. Avant les attentats de 2004 à Madrid et de 2005 à Londres, les sociétés européennes vivaient dans l’illusion que le terrorisme international avait pour cible uniquement les Etats-Unis. Mais elles ont rapidement renoncé à cette illusion : Al-Qaida puis l’organisation Etat islamique ont porté la violence sur tout le territoire de l’Union européenne. De même, avant ces vagues d’attentats, les citoyens européens pouvaient croire que le terrorisme était une menace extérieure venue de réseaux enracinés au Moyen-Orient ou dans la zone Afghanistan-Pakistan. Au fil des enquêtes et des procès, ils ont constaté que les terroristes étaient leurs voisins, leurs camarades d’école, leurs collègues de bureau et leurs concitoyens. Les démocraties européennes ont aujourd’hui la conscience tragique d’une menace intérieure, protéiforme, largement imprévisible et en tout cas impossible à complètement supprimer. Elles sont résignées à l’existence de cette violence politique et désenchantées sur le degré d’efficacité de la lutte anti-terroriste. C’est d’ailleurs bien naturel car il y a une asymétrie entre le choc médiatique d’un attentat et le secret des opérations anti-terroristes permettant de déjouer un attentat.
Mais les démocraties européennes sont désormais également résilientes face au terrorisme. Dans l’épreuve et la souffrance, elles se sont découvert des ressources pour surmonter le choc. Après les attentats du 11 mars 2004 à Madrid comme après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, les sociétés civiles se sont mobilisées pour récuser la violence terroriste, pour soutenir les victimes, pour commémorer leur mémoire et pour secouer le joug mental des attentats. Même les démocraties les moins exposées, par leur histoire, à la violence de masse médiatisée, comme les sociétés nordiques, ont développé une cohésion nationale dans le refus des attentats, qu’ils relèvent du djihadisme comme à Stockholm en 2017 ou de l’extrême droite comme à Oslo en 2011. Durant les deux dernières décennies, à peu près toutes les sociétés européennes ont pris conscience de leur extrême vulnérabilité mais également de leurs capacités de résistance face à la violence. Si la défiance s’est installée dans une large partie de la population, la cohésion nationale, elle, a été renforcée sur le plan symbolique.
Le Figaro : est-ce que les attentats ont impacté la vie quotidienne des gens ? Peut-on dire qu’une défiance généralisée s’est installée ?
Cyrille Bret : depuis 2001, notre vie quotidienne s’est transformée, surtout dans l’espace public. Les terroristes des années 2000 avaient en effet usé et abusé des facilités octroyées par les sociétés ouvertes : liberté de mouvement, protection de la vie personnelle, liberté d’opinion et de croyance, immunité presque totale sur Internet, etc. Les « sociétés ouvertes » sont structurellement vulnérables contre les réseaux armés clandestins. Mais les politiques de lutte contre le terrorisme ont essayé de colmater les brèches sécuritaires les plus évidentes des sociétés ouvertes.
Désormais nous avons intégré dans nos actes du quotidien les réflexes de l’anti-terrorisme : pour prendre l’avion, nous acceptons que nos mouvements soient retracés ; pour entrer dans un musée, nous avons intégré que nos bagages devaient être fouillés ; pour nos communications numériques, nous nous sommes résignés à ce que les services de police aient un accès à nos données. Nos démocraties se sont refusé à construire des sociétés de surveillance. Mais nos vies sont désormais régie par un hau niveau de prudence qui confine à la défiance.
Le Figaro : qu’est-ce qui caractérise un groupe terroriste ? Donald Trump avait annoncé vouloir faire des « antifascistes » une organisation terroriste, suites aux émeutes qui avaient secoué les Etats-Unis dans le tourbillon Black Lives Matter. Est-ce qu’ils remplissent les critères de qualification ?
Cyrille Bret : « terroriste » est devenu une invective politique. Dès qu’on veut discréditer un mouvement, on le qualifie de terroriste. C’est que les autorités de République Populaire de Chine ont fait au Tibet, au Xinjiang et à Hongkong pour stigmatiser leurs opposants. De même, le président américain utilise ce vocable pour paralyser ses opposants.
Toutefois, le concept de « terrorisme » n’est pas un concept vide. Dans mon précédent essai Qu’est-ce que le terrorisme ? paru en 2018 aux éditions Vrin, j’ai montré que le terrorisme a des caractéristiques qui le distinguent des autres violences politiques : l’attentat a un mode opératoire qui vise à choquer une population entière en exerçant une violence extrême, soudaine et médiatisée. Ce qui caractérise le terrorisme, c’est la volonté d’intimider toute une population en assassinant sans prévenir et au hasard des non-combattants, des passants et des civils.
n’est pas un contenu idéologique. C’est un mode d’action violente au service d’un désir de domination des corps et des esprits. Le terrorisme n’est en effet ni le monopole du djihadisme, ni celui des religions, ni même celui des partis communistes. Depuis son essor au 19ème siècle, le terrorisme invoque toutes les causes possibles et imaginables : la défense des opprimés, la lutte contre la colonisation, la protection de la civilisation européenne, la justice sociale, la vraie religion, le combat contre l’impiété, etc.
Par delà toutes leurs différences, les terroristes de tous les pays et de toutes les époques ont le même projet : dominer les esprits en mutilant les corps.
Le Figaro : si le niveau de violence tolérée dans la vie publique s’est élevé s’est dernières années, est-ce en partie dû aux attentats que nous avons vécus ?
Cyrille Bret : la politique actuelle n’est plus un affrontement entre des idéologies complètes comme l’était la Guerre Froide entre communisme et libéralisme. Le choc des systèmes politiques a cédé la place à des luttes plus sectorielles, plus limitées et moins globales.
La politique contemporaine est avant tout une lutte pour la visibilité médiatique. Occuper l’espace publique, monopoliser la parole, attirer l’attention, accaparer les termes du débat sont devenus les enjeux essentiels des forces politiques.
Dans cette compétition pour l’attention du public, la violence terroriste prend un parti radical : elle parie que la violence extrême et hautement médiatisée lui permettra d’imposer son agenda politique sur le devant de la scène publique. Ainsi, quand Al-Qaida a perpétré les attentats du 11 septembre, elle a propulsé la question islamiste au centre du débat mondial. De même, les « Chebab » en Somalie puis au Kenya ont voulu porter la cause des musulmans d’Afrique oriental au centre du débat national kenyan. Le massacre est comme une « armes publicitaires » pour faire connaître un cause, forces le personnel politique à prendre position et cliver une société.
C’est cette utilisation de la violence létale contre des civiles qui entraîne toutes les sociétés dans une nouvelle spirale. Comme si la violence terroriste contaminait tout le débat politique. Devant la couverture médiatique dont bénéficient les attentats, des forces politiques, des mouvements sociaux ou des aspirations sociétales peuvent être tentées de sortir de la marginalité.
C’est une « brutalisation » des cultures politiques que le terrorisme cause partout dans le monde.