Mikaa MERED, spécialiste des pôles, auteur du livre Les mondes polaires paru aux PUF et enseignant à Sciences Po dresse le bilan de l’année polaire 2020 à l’occasion du retour de l’expédition du navire d’exploration arctique le Polarstern.

Cyrille Bret : pourquoi l’expédition du Polarstern est-elle qualifiée de « plus importante expédition polaire du 21ème siècle »?
L’ « expédition MOSAiC » qui a pris fin la semaine dernière est effectivement la plus importante expédition en Arctique réalisée depuis les grandes expéditions soviétiques au Pôle Nord du 20ème siècle et le restera pendant encore de nombreuses années. Pilotée par l’institut polaire allemand, AWI, cette expédition est la toute première prise d’un brise-glace moderne de l’envergure du Polarstern, au cœur de l’Océan Arctique Central durant une année entière. Elle fait suite à d’autres tentatives plus modestes mais tout aussi importantes comme la dérive de la goélette française Tara durant 507 jours entre septembre 2006 et janvier 2008. D’une longueur de 120 mètres, capable de briser jusqu’à 1,5 mètre d’épaisseur de glace et de rester emprisonné par la banquise jusqu’à des températures inférieures à -50 degrés Celsius, le Polarstern allemand a permis d’installer au cœur de l’Arctique, au total sur l’année entière, près de 600 scientifiques, experts techniciens et membres d’équipage pour étudier précisément, in-situ, les dynamiques physiques et climatiques de la banquise arctiques et acquérir tout particulièrement des données hivernales. Celles-ci sont un chaînon manquant extrêmement important de la connaissance climatique en Arctique mais aussi à une échelle mondiale car il est très difficile logistiquement, techniquement et très coûteux de monter de telles expéditions l’hiver.
Aussi, contrairement à l’Antarctique, comme l’Océan Arctique Central est dépourvu de terres émergées, il y est impossible d’installer une station de recherche permanente capable de fournir ce genre de données été comme hiver. Ainsi, l’expédition MOSAiC est aussi la plus grande expédition civile jamais montée dans l’Océan Arctique Central d’un point de vue budgétaire avec plus de 140 millions d’euros pour cette seule mission, soit environ 200.000 euros par jour sur place.
Enfin, cette expédition est aussi la plus importante jamais réalisée en nombre de pays mobilisés sur une même mission arctique. L’effort logistique et budgétaire a été partagé entre pas moins de vingt pays, parmi lesquels on retrouve sept des huit nations arctiques et onze pays observateurs du Conseil de l’Arctique sur treize. Les plus gros contributeurs de MOSAiC sont l’Allemagne, la Chine, la Russie, les États-Unis et la Suède.
Ainsi, cette expédition est une nouvelle preuve que la question de la connaissance climatique en Arctique et de l’analyse de ses conséquences est une affaire mondiale, avec à la manœuvre un État non-arctique qui se pose en leader de la politique polaire européenne, l’Allemagne, qui a assuré la moitié du budget de l’expédition, mobilisé son seul brise-glace national et ses deux avions polaires Polar 5 et Polar 6. Et dans le même temps, MOSAiC tend à démontrer qu’il est tout à fait possible, encore aujourd’hui, en Arctique, d’aller bien au-delà des discours de compétition et de faire collaborer des puissances concurrentes voire antagonistes par ailleurs comme les États-Unis, la Chine et la Russie.
En somme, cette expédition vient rappeler que l’Arctique n’est pas un nouveau Far West mais un espace de « coopétition » où les dimensions coopératives ou concurrentielles s’expriment différemment d’un sujet à l’autre.

Cyrille Bret: quelles sont les principales conclusions provisoires de l’expédition?
Les premières conclusions sont on ne peut plus claires. La banquise arctique connaît une fonte qui s’accélère, « à une vitesse dramatique » comme l’a dit le chef d’expédition, le Professeur Markus Rex (AWI). Et cela impacte tout : l’océan bien sûr, mais aussi les comportements atmosphériques et les écosystèmes. Il est trop tôt pour aller dans le détail car les observations réalisées vont prendre plusieurs années avant de livrer tout leur potentiel tant la quantité des données recueillies est importante.
Par exemple, plus de 1100 carottes de glaces ont été prélevées sur place. Si, entre 2011 et 2020, l’expédition MOSAiC a mis près de 10 ans à être conçue et réalisée, les données rapportées vont permettre d’affiner notre compréhension climatique, océanographique, courantologique, cryologique, etc. locale mais aussi globale pour les vingt, trente voire cinquante prochaines années. Il y a fort à parier qu’une expédition d’une telle envergure dans l’Océan Arctique Centrale ne reverra pas le jour avant les années 2030 voire 2040.

Cyrille Bret : quel rôle la France joue-t-elle dans les exportations et les négociations sur les Pôles?
Le rôle joué par la France aujourd’hui dans les négociations sur les Pôles est assez flou. Cela s’explique en grande partie par l’absence de coordination interministérielle à l’échelle de l’Arctique, à l’échelle de l’Antarctique et à une échelle bi-polaire. Là où la Norvège, l’Italie, l’Allemagne et même l’Espagne ou la Suisse ont réussi ces dernières années à bâtir des stratégies bi-polaires cohérentes et à se doter des outils institutionnels adéquats pour à la fois se coordonner domestiquement et porter un message clair et fort sur la scène internationale, la France reste prisonnière de ses luttes intestines entre ministères, voire entre corps, quand il ne s’agit pas tout simplement d’égos personnels. Contrairement à nos voisins, la politique polaire en France est tout sauf une priorité et les signaux envoyés à l’extérieur sont complètement contradictoires. Fin août 2019, le Ministère des Armées a publié pour la première fois un livret stratégique décrivant la présence des armées en Arctique déclarant que la région « n’appartient à personne ». Mais au lieu de consacrer un positionnement fort, il a en réalité déclenché plusieurs incidents diplomatiques avec des pays arctiques. De la même manière, les absences répétées de notre ex-ambassadrice des Pôles ont tranché avec la poignée de discours qu’elle a prononcés en Finlande ou en Islande où elle déclarait que la France était une « nation polaire » fortement engagée. Pourtant dépositaire de l’Accord de Paris sur le climat et s’affichant mondialement comme un leader écologique avec le slogan « Make Our Planet Great Again » et le « One Planet Summit », la France n’a quasiment rien contribué à l’expédition MOSAiC, provoquant l’incompréhension de nos partenaires allemands ou encore de l’Institut Polaire chinois. Même les déclarations du Président de la République lors du G7 de Biarritz affirmant qu’il ne fallait pas utiliser les routes maritimes de l’Arctique ont été perçues comme incohérentes avec le soutien affiché par ailleurs aux entreprises françaises du BTP, des télécommunications, du spatial ou encore de l’énergie dans la zone. Dès lors, difficile pour une nation arctique de comprendre où se positionne réellement la France.
Si on devait faire un panorama de la situation, on pourrait dire aujourd’hui que les Pôles sont une priorité affichée pour le Ministère des Armées et à Bercy, tant du point de vue sécuritaire avec une montée en puissance nette des exercices, des patrouilles ou encore de la réflexion stratégique sur les régions polaires, et un soutien continu aux activités économiques des près de 200 entreprises françaises opérant en Arctique. En revanche, au Ministère de la Transition Ecologique, au Ministère de la Recherche ou encore au Ministère des Outre-Mer, les Pôles restent en bas de la pile comme en témoignent la perte d’arbitrages du MTES face à Bercy sur la question des garanties à l’export BPIFrance envers les projets gaziers en Arctique, la baisse continuelle des budgets de l’Institut Polaire Français et des fonds alloués aux projets scientifiques polaires, ou encore les luttes de pouvoir dans les Terres Australes et Antarctiques Françaises sur lesquelles Oudinot ne parvient pas à mettre le holà. Dans ce contexte, le Ministère des Affaires Étrangères essaie tant bien que mal de conserver un rôle centralisateur mais tend à se faire déborder, notamment par Bercy. Lorsque Michel Rocard occupait le poste d’Ambassadeur pour les Pôles, il avait également joué un rôle de coordinateur interministériel, parlant aux administrations, aux cabinets ministériels, aux laboratoires de recherche et aux grandes entreprises françaises, dans le but de constituer ce qui est devenu en juin 2016 la « Feuille de Route Nationale sur l’Arctique » (FRNA). Depuis sa disparition, cette FRNA n’a jamais été approfondie ni même animée.
Aujourd’hui, tous les pays qui avaient publié une stratégie arctique entre 2013 et 2017 sont en train de renouveler leur stratégies car beaucoup de choses ont évolué entre temps : sur les plans économique, industriel, climatique, maritime, militaire, etc. Certains, comme l’Espagne, l’Allemagne, la Finlande ou même la Russie, se sont même dotés d’un Comité polaire national afin d’institutionnaliser un dialogue national mêlant diverses parties prenantes. La Commission européenne devrait publier sa stratégie arctique renouvelée l’an prochain, à l’occasion du 25èmeanniversaire de la création du Conseil de l’Arctique, au moment même où la Russie en prendra la présidence ainsi que les présidences du Conseil Économique de l’Arctique et du Forum des Garde-Côtes de l’Arctique.
Quant à l’Antarctique, la France n’a jamais publié de stratégie ni de feuille de route interministérielle. Or, l’an prochain, la France organisera pour la première fois depuis 32 ans la Réunion Consultative du Traité sur l’Antarctique. En 1989, Michel Rocard — alors Premier ministre — avait utilisé cette tribune pour exprimer le refus de la France de ratifier la Convention de Wellington signée un an plus tôt qui aurait dû ouvrir l’Antarctique à l’exploitation pétrolière, gazière et minérale. En 1991, il réussit à obtenir la signature du Protocole de Madrid, qui aujourd’hui encore interdit les activités extractives en Antarctique. L’an prochain, nous fêterons le 30èmeanniversaire de cet exploit diplomatique. Ce devrait être justement l’occasion pour la France de présenter une Feuille de Route Antarctique, de frapper un grand coup. Mais malheureusement, la suppression du poste d’Ambassadeur pour les Pôles, la suppression du poste de Chargé de coopération France-Groenland ou la baisse des budgets consacrés à notre recherche polaire envoie des signaux contraires.Aujourd’hui, la France n’a pas besoin d’Ambassadeur pour les Pôles parce qu’elle ne sait plus exactement ce qu’elle veut dire. Elle a avant tout besoin d’un délégué interministériel, ou même d’un simple chargé de mission à l’Elysée — à condition qu’il soit fin connaisseur de ces sujets et immédiatement opérationnel — pour refaire en quelques semaines à peine ce que Michel Rocard avait mis cinq ans à accomplir : re-bâtir une position nationale concertée et cohérente pour la décennie qui vient. Voilà l’enjeu polaire français numéro un aujourd’hui !
