Thomas Delage et Nathalie Vergeron de Diplomatie magazine m’ont interrogé à l’occasion de la sorte de mon dernier essai Dix attentats qui ont changé le monde. Comprendre le terrorisme au 21ème siècle chez Armand Colin. Retrouvez le texte complet dans le n°105 du magazine et sur le site du magazine en cliquant ici.
Diplomatie magazine : comment le terrorisme a-t-il bouleversé l’ordre mondial depuis 2001 ?
Cyrille Bret : Le terrorisme est devenu un mode d’action politique international de premier plan. Voilà le bouleversement principal consacré par les attentats du 11 septembre 2001 à New York et à Washington. Si le terrorisme est bien antérieur à 2001, à partir des attentats du 11 septembre, il se hisse dans le sang au rang de phénomène structurant pour les relations internationales et déterminant pour les vies politiques nationales et régionales. Un nouveau type d’acteur s’invite sur la scène mondiale par effraction violente.
Depuis 2001, les terroristes ont arrachés, les armes à la main, le statut d’acteurs géopolitiques.
A partir de 2001, les mouvements qui utilisent la violence terroriste ambitionnent explicitement de devenir des acteurs globaux. Ils s’inspirent d’Al-Qiada et revendiquent le statut d’acteur international au même titre que les Etats et les organisations internationales officielles et consacrées. Après le 2001, l’ordre mondial a pour principale menace identifiée la menace terroriste. Durant deux décennies, la menace terroriste devient si obsédante qu’elle éclipse presque les crises économiques, les catastrophes sanitaires ou encore les risques climatiques.
En outre, à partir de 2001, la lutte contre le terrorisme devient une politique publique cardinale pour la plupart des Etats. Qu’ils soient des démocraties libérales, comme les Etats-Unis, l’Inde ou encore le Royaume-Uni ou bien qu’ils soient des régimes autoritaires comme la République Populaire de Chine ou la Fédération de Russie, les Etats font de la « guerre au terrorisme » la matrice de leur politique de sécurité et parfois même la ligne directrice de leur politique extérieure. La Global War on Terror (GWOT) menée par l’administration Bush durant une décennie à partir de 2001 a monopolisé la scène internationale.
En deux décennies, le terrorisme est devenu une des principales menaces pesant sur les fragiles équilibres du monde.
Diplomatie magazine : les attentats du 11 septembre ont eu lieu il y a vingt ans. N’est-ce pas de l’histoire ancienne ? Les relations internationales ne sont-elles pas entrées dans une autre époque ?
Cyrille Bret : le choc initial du 11 septembre a eu des répercussions massives pendant très longtemps sur les relations internationales. Car cette violence terroriste a suscité l’imitation et une certaine émulation à travers la planète par sa capacité à capter l’attention politique. Le 11 septembre a été un séisme initial dont les répliques ont frappé bien des villes à travers le monde : Madrid en 2004, Londres en 2005, Mumbai en 2008 jusqu’aux attentats de Paris en 2015 et à travers l’Afrique.
Le 11 septembre est un événement du passé au sens où les relations internationales ont considérablement évolué depuis lors.
Mais c’est encore un événement du présent au sens où il a fait époque et façonné l’époque : il a donné la tonalité du 21ème siècle commençant en propulsant un certain type de violence politique au centre de la vie collective. Depuis le 11 septembre 2001, plusieurs tendances de fond ont changé la donne mondiale : la République Populaire de Chine est devenu un rival géopolitique complet des Etats-Unis, le cyberespace est devenu un enjeu de premier plan pour les tensions entre puissances et le réchauffement climatique s’est accentué… Le terrorisme international inspiré d’Al-Qaida est désormais une menace bien connue ou « trop connue ».
Le 21ème siècle géopolitique a véritablement commencé avec la catastrophe du 11 septembre.
Malgré les changements internationaux majeurs, le 11 septembre reste prégnant dans l’organisation du monde même deux décennies plus tard. Principalement parce que les catégories du terrorisme et de la lutte contre le terrorisme se sont intégrées dans la grammaire de la puissance. La subversion médiatique par la violence extrême est devenue un instrument d’action politique partout. Et la « guerre au terrorisme » est devenue une politique publique largement endossée par les autorités, notamment par la France durant la présidence Hollande.
Le 11 septembre s’éloigne dans le temps mais il a durablement façonné notre façon d’envisager l’action politique en la brutalisant.
Diplomatie magazine : Pourquoi avoir choisi 10 attentats ? N’est-ce pas réducteur ?
Cyrille Bret : chacune des victimes du terrorisme a la même dignité. Mais tout attentat n’a pas la même importance politique, stratégique et économique. L’histoire récente du terrorisme ne se limite pas à dix attentats, aussi emblématique soient-ils. En revanche, les attentats les plus déstabilisants pour les sociétés et les relations internationales sont heureusement rares.
Chaque année depuis 2001, les observatoires spécialisés, les services de lutte contre le terrorisme et les juridictions répertorient des centaines d’attentats terroristes ou qualifiés comme tels. Dans cette succession de drames et de violences, certains événements changent profondément le cours des choses. Par exemple, à Madrid en 2004, les attentats du 11 mars ou « 11-M » ont précipité l’alternance politique lors des élections générales. L’ampleur du bilan, l’attitude du gouvernement conservateur et les réactions de l’opinion publique ont consacré la victoire de la majorité socialiste dirigée par Jose Luis Zapatero.
Quand j’ai publié, en 2018, un essai de théorie politique sur le terrorisme intitulé Qu’est-ce que le terrorisme ?, j’ai pris conscience, en écoutant mes lecteurs, que les attentats terroristes avaient une charge immédiate et concrète sur leurs vies personnelles. Une analyse philosophique, comme celle de mon essai précédent, permettrait de prendre un recul nécessaire sur le phénomène terroriste. Mais il ne permettait pas de saisir ce qui avait changé dans nos existences depuis quelques années. Décrire et analyser des attentats précis et inscrits dans la mémoire de nos contemporains permet de mieux faire comprendre les enjeux actuels du terrorisme.
J’ai choisi d’isoler dix attentats qui jalonnent, comme autant de catastrophes politiques, la vie collective depuis vingt ans. Ces attentats permettent à la fois de saisir les transformations des relations internationales, les évolutions des catégories politiques mais aussi les changements à l’œuvre dans le terrorisme lui-même. Dix attentats aux conséquences mondiales c’est bien peu mais c’est déjà beaucoup pour rendre compte de deux décennies récentes.
Le 21ème siècle ne se réduit pas à dix attentats. Mais ces dix attentats mettent en évidence les grandes ruptures et les principales continuité d’un siècle encore jeune mais déjà meurtri.
Diplomatie magazine : pourquoi pensez-vous que les attentats de Mumbai en 2008 constituent un des tournants de l’histoire du terrorisme ?
Cyrille Bret : comment bien des Européens, j’ai découvert la signification politique des attentats de Mumbai très graduellement et a posteriori. C’est à l’occasion d’un déplacement en Inde, à Pune, dans la région de Mumbai, que j’ai mesuré le traumatisme collectif que ces attentats avaient constitué pour tout le monde indien.
Cette prise d’otages et ce massacre à l’échelle d’une mégalopole par des terroristes venus du Pakistan et agissant au nom des Cachemiris était fort éloigné des grilles de lectures occidentales sur le djihadisme. Avec ces attaques contre des hôtels internationaux et un centre confessionnel juif, la Shining India mondialisée a été brutalement rappelé à des divisions violentes qui la minent depuis son indépendance en 1947 : la division entre confessions et notamment la place de l’islam dans une société majoritairement hindoue. Les attentats de Mumbai synthétisent bien des défis de l’Union indienne contemporaine : les tensions entre les centres riches et les provinces marginalisées, le clivage croissant entre le BJP hindouiste et les musulmans, la peur du voisin pakistanais, etc.
En outre, j’ai donné une place centrale aux attentats de Mumbai dans mon essai car ils servent de modèles à plusieurs autres attentats : les terroristes de la LeT ont fait des émules à l’extrême-droite notamment Breivik, l’auteur des massacres d’Oslo en 2011, mais également dans des mouvements djihadistes comme Daech à Paris, Bruxelles, Berlin, Nairobi, Tunis ou Barcelone. C’est à Mumbai qu’est inventé le modèle d’attaque coordonné à pied par mitraillage des passants. Mumbai 2008 est la matrice méconnue du terrorisme mondial des années 2010.
Les attentats de Mumbai se devaient d’être expliqués au public francophone et français car c’est sur leur modèle que les attentats du Bardo, de Paris et de Bruxelles ont été conçus par Daech.
Diplomatie magazine : quel a été l’impact du terrorisme sur les sociétés et les gouvernements alors que vous dîtes que « les attentats ont profondément façonné les deux dernières décennies » ?
Cyrille Bret : les attentats terroristes ont acclimaté une culture de la violence médiatisée sur toutes les scènes politiques nationales. Quelles que soient les traditions politiques locales, les attentats des deux dernières décennies ont répandu l’idée qu’il était possible de capter l’attention du public et de bousculer un système politique par le massacre de civils. Les attentats emblématiques comme les attaques les plus obscures ont réussi à faire passer le meurtre aléatoire comme un mode ordinaire si ce n’est acceptable de l’action politique. C’est un recul particulièrement préoccupant car la contamination terroriste est très forte. Les luttes sociales et les combats idéologiques sont désormais tentés de gagner leur place au soleil médiatique et sur la scène politique les armes à la main et au prix de vies innocentes.
Ce qui me préoccupe tout particulièrement, c’est la force d’attraction universelle que le terrorisme semble avoir acquise depuis deux décennies. Comme si l’action politique se radicalisait dans toutes ses dimensions.
En retour, les gouvernements ont réorienté leurs politiques de sécurité publique, de renseignement et d’enquête en fonction de la menace terroriste. Cela était un aggiornamento indispensable : il en allait de l’autorité de l’Etat. Mais L’anti-terrorisme a proprement monopolisé l’attention des pouvoirs publics au détriment d’autres types d’insécurité et de menaces physiques, symboliques ou sociales. Par exemple, la lutte contre le terrorisme est devenue la matrice presque exclusive des politiques de sécurité de la Fédération de Russie et des Etats-Unis durant la décennie 2000.
L’anti-terrorisme est devenu une attente sociale presque obsédante, comme si les autres risques sociaux, sécuritaires, climatiques ou économiques étaient de deuxième ordre.
C’est en ce sens que les attentats ont façonné les décennies passées : alors qu’ils ont fait un nombre excessif mais limité de victimes, ils ont acquis un poids hyperbolique dans l’organisation de la société, de la vie quotidienne et des pouvoirs publics. Au terme de ces deux décennies, nous vivons dans des sociétés post-terroristes au sens où elles ont intégré la lutte contre le terrorisme comme une donnée constante et fondamentale.
Diplomatie magazine : dans quelle mesure la mondialisation a-t-elle favorisé le développement du terrorisme ?
Cyrille Bret : entre terrorisme et mondialisation, la relation est celle de jumeaux asymétriques. Pas de terrorisme contemporain sans mondialisation.
La violence terroriste et la circulation des biens, des personnes et des capitaux sont des phénomènes jumeaux. Sans circulation accélérée des personnes, le terrorisme international est impossible. Sans exposition médiatique globale et immédiate, l’effet de souffle des attentats est limité. La mondialisation, dans sa dimension symbolique, donne l’impression ou l’illusion d’une intégration de toutes les scènes politiques : une violence commise contre des musulmans aux antipodes, comme à Christchurch en Nouvelle Zélande en 2019, devient immédiatement un symptôme mondial de l’islamophobie.
De même, une vague d’attentats commise en Europe, à Paris, par Daech contre les passants du quartier de la République et du théâtre du Bataclan deviennent immédiatement le symbole international d’une menace djihadiste sans frontière. C’est la mondialisation qui donne au terrorisme une caisse de résonnance presque sans limites physiques.
On constate cette relation très étroite dans la façon dont le terrorisme actuel cible de plus en plus les lieux touristiques internationalement visibles : Paris, Bruxelles, Barcelone, Colombo, Tunis, etc.
Le terrorisme mondialisé veut terroriser à l’échelle planétaire en attaquant des symboles internationalement visibles.
Diplomatie magazine : l’impact médiatique est-il devenu l’un des principaux enjeux des attentats terroristes d’aujourd’hui ?
Cyrille Bret : entre les médias de masse et les attentats terroristes, le lien est très profond. Je dirais consubstantiel. Un attentat secret est presque une contradiction dans les termes tant l’effet de terreur ne peut se répandre qu’à condition d’être diffusé largement par les médias.
L’histoire du terrorisme est intimement liée au développement des médias modernes et contemporains. Par exemple, le terrorisme anarchiste de la deuxième partie du 19ème siècle, celui de Ravachol en France, ne peut créer une panique continentale en Europe que parce que la presse à sensation peut diffuser à plusieurs centaines d’exemplaire, les journaux qui narrent les attentats et suivent les procès. De même, le terrorisme nationaliste irlandais, basque ou corse n’ont pu acquérir une place politique centrale dans la deuxième partie du 20ème siècle que par l’utilisation intensive de la télévision. Enfin, le lien est bien évident entre la force de frappe symbolique d’Al Qaida et la création de chaînes d’information continue durant les années 1990. Plus récemment encore, Daech a mis en place plusieurs agences de communication spécialisées sur les réseaux sociaux pour toucher différents publics. L’attentat crée un effet de terreur par une mise en scène macabre et démonstrative du massacre. Ses victimes sont physiques mais également symboliques par l’effet de souffle médiatique.
Les terroristes ont besoin des médias pour faire exister et répandre leur effet de terreur. Sans public, leurs atrocités restent des crimes odieux et ne deviennent pas des phénomènes collectifs. Il y a une dimension profondément « publicitaire » au terrorisme : le meurtre n’est qu’un moyen pour proclamer un message politique sanglant.
Diplomatie magazine : le terrorisme d’extrême-droite devient de plus en plus visible, en Allemagne notamment. Est-ce une nouveauté ? Un archaïsme ?
Cyrille Bret : à Oslo et Utoya en 2011, à Chistchurch en 2019 et à Halle en 2019, des attentats sont commis au nom de la protection de l’Occident, de l’identité européenne ou encore de la lutte contre l’islam. Malgré des contextes, des auteurs et des circonstances hétérogènes, ces attentats marquent la résurgence d’une violence médiatique d’extrême droite un temps occultée par le djihadisme. On peut avoir l’impression d’un retour aux violences terroristes réactionnaires du 20ème siècle constatées en Italie, en Espagne, en France ou encore en Amérique latine.
Toutefois, ces violences racistes ont aujourd’hui une nouvelle portée car elles ont repris les codes et les modes d’action du djihadisme postérieur au 11 septembre. Je l’ai déjà dit, les attentats islamistes de Mumbai en 2008 ont créé un effet d’imitation et d’émulation de la part des mouvements violents d’extrême droite en Europe et aux Etats-Unis. Mais ils ont également diffusé l’impression que, pour lutter contre le terrorisme islamiste, il était loisible de recourir à un contre-terroriste anti-islamiste. Les imitateurs sont devenus des compétiteurs. C’est bien la marque d’une banalisation de l’attentat comme mode d’action politique, y compris dans des sociétés où la violence est complètement bannie de la vie publique.
Quand j’ai achevé le texte de cet essai, les attentats de Halle ont eu lieu en Allemagne. Mes craintes me paraissent fondées : je redoute maintenant un terrorisme d’extrême droite raciste, suprémaciste et identitaire en Europe et en Amérique du Nord.
Diplomatie magazine : doit-on s’attendre à voir se développer de nouvelles formes de terrorisme tels que l’eco-terrorisme ou le cyber-terrorisme ?
Cyrille Bret : c’est ma crainte en raison de la mondialisation et de la banalisation du de la violence terroriste.
Les défenseurs de causes perdues ont constaté, durant les deux dernières décennies, que la violence terroriste semblait payer au sens où elle réussissait à mettre au premier plan des questions et des luttes oubliés ou négligées. En Inde en 2008, c’est la question du Cachemire qui se rappelle à une population qui l’occulte. En 2016, à Bruxelles, la Belgique subit une série d’attentats qui la pousse à un examen de consciences douloureux sur ses politiques publiques, sa sécurité nationale et l’organisation de ses pouvoirs publics. Et en 2015 à Paris, la France se trouve projetée toute entière dans les conflits qui déchirent la Syrie, l’Irak et tout le Moyen-Orient.
Aujourd’hui, plusieurs mouvements politiques désespèrent ou font mine de désespérer du débat démocratique et de l’action syndicale. De plus en plus fréquemment les citoyens estiment que les défis écologiques de long terme, urgents et sans frontière ne peuvent pas être adéquatement pris en compte par des élus politiques dont le mandat est court et dont les circonscriptions sont étroites. Devant la lenteur ou la passivité de certains gouvernements, certains mouvements écologiques peuvent ouvertement contester la capacité des démocraties à relever le défi écologique. La tentation de l’action directe, de l’attentat violent, d’abord contre des biens puis contre des personnes, peut graduellement s’imposer.
De même, les luttes sociales deviennent ou redeviennent brutales : le mouvement des Gilets Jaunes a mis en œuvre pendant plusieurs semaines une violence de rue qui relève de l’émeute et de l’insurrection. Là encore, la tentation de la violence médiatique et choquante, celle de l’attentat, peut surgir.
Tant que l’attentat terroriste permettra d’imposer violemment un thème à la société, il constituera une tentation pour les mouvements qui s’estiment injustement privés de l’attention du public.
Diplomatie magazine : pourquoi dîtes-vous que « l’africanisation du terrorisme ne fait malheureusement que commencer » ? L’avenir du terrorisme se joue t’il en Afrique ?
Cyrille Bret : on a longtemps affirmé à tort que la violence politique terroriste ne pouvait pas être répandue en Afrique subsaharienne. D’une part parce que la violence politique en Afrique prenait d’autres formes, comme la guerre ethnique, le génocide, le coup d’Etat, etc.. Et d’autre part parce que l’Afrique semblait un front secondaire dans l’affrontement entre les Etats-Unis et le djihadisme international. Pour le dire autrement, le terrorisme était considéré comme étranger à l’Afrique subsaharienne car la gigantomachie entre Al Qaida et la présidence Bush se déroulait sur le sol américain, en zone Afpak, au Moyen-Orient puis en Europe à partir des attentats de Madrid le 11 mars 2004.
Mais il s’agissait d’une erreur géopolitique sans doute imputable aux illusions culturalistes qui sont entretenues sur l’Afrique par ceux qui ne la connaisse que superficiellement. Pourtant plusieurs attentats majeurs s’étaient déroulés en Afrique : en 1998, la première opération d’ampleur contre les Etats-Unis avait été organisée par Al Qaida en Afrique orientale contre les ambassades américaines à Dar es Salaam en Tanzanie et à Nairobi au Kenya. De même, les mouvements violents étaient endémiques mais passaient relativement inaperçus dans la Corne de l’Afrique, au Sahel et dans le Sahara.
Aujourd’hui, les écailles sont tombées des yeux des observateurs : l’Afrique est une zone essentielle pour la lutte contre le terrorisme. Les deux grandes galaxies djihadistes, Al Qaida et Daech sont actives dans plusieurs régions d’Afrique : bande Sahélo-sahélienne, Corne de l’Afrique, Libye, Afrique centrale. Elles se sont implantées en fédérant ou en récupérant des mouvements locaux ou simplement en « franchisant » différents mouvements terroristes en quête de visibilité au-delà de leur région.
Les attentats perpétrés par « Al Chebab » au Kenya à partir du territoire somalien en 2013 puis 2019 à Nairobi sont particulièrement significatifs pour saisir les tendances à l’œuvre dans le terrorisme contemporain. Ce terrorisme africain est d’abord local : le mouvement des Chebabs est une des factions armées qui essaie de prendre le pouvoir à Mogadiscio après l’effondrement de l’Etat somalien dans les années 1990. Il est également islamiste : les « Chebabs » se revendiquent d’un rigorisme religieux pour justifier leurs violences. Jusqu’aux attentats de Westgate à Nairobi en 2014, ils cherchent à s’imposer dans le sud de la Somalie contre l’intervention militaire menée par le Kenya voisin. Leurs attentats sont destinés à affaiblir le pouvoir kenyan. Mais, à partir de 2019 et des attentats contre l’hôtel Dusit D9, ils essaient de conquérir une place sur la scène internationale en justifiant leurs meurtres par l’installation de l’ambassade américaine en Israël à Jérusalem. En difficulté militairement, les Chebabs inscrivent donc leurs violences dans un conflit historique entre Israéliens et Palestiniens. C’est une dynamique à l’œuvre en Afrique : les mouvement locaux jouent de leurs affiliations aux grands réseaux terroristes et lancent des passerelles avec des conflits anciens pour attirer sur eux la lumière.
L’africanisation du terrorisme est une tendance établie. Et la lutte contre le terrorisme joue une grande partie de son succès sur le continent.
Diplomatie magazine : est-il absurde comparer une crise terroriste et une crise sanitaire ? Une pandémie et un attentat ?
Cyrille Bret : entre une crise sécuritaire et une crise sanitaire, la grande différence est évidemment l’intention : une pandémie comme celle du COVID-19 n’est pas le produit d’une volonté – du moins humaine. Au contraire, un attentat est un acte de violence délibérée qu’on qualifie souvent d’aveugle mais qui est prémédité, organisé, préparé et perpétré dans un objectif politique. Pour le dire autrement, la pandémie n’est pas un acte politique même si elle a nécessairement des implications politiques et nécessite des réponses politiques.
Dans le texte introductif de mon essai, je compare attentat et pandémie sous un autre angle : celui de la crise. En économie comme en politique, une crise est un événement ponctuel qui change la vie collective par le choc qu’il cause. C’est le grand point commun d’un événement comme les attentats du 13 novembre 2015 en France et la crise sanitaire actuelle : ils introduisent tous les deux une césure dans la vie collective ; ils marquent un « avant » et un « après » ; et ils forcent la collectivité – autorités publiques, société civile, corps constitués – à transformer leurs catégories d’analyse et les cadres de leur action pour affronter le danger.
Ainsi, les dix attentats qui ont changé le 21ème siècle ont transformé la façon dont les Etats ont conçu et mis en œuvre les politiques de sécurité intérieure, d’action diplomatique, de protection de la vie privée ou encore de contrôle des circuits financiers. De même, la crise sanitaire, économique et sociale actuelle est en train de transformer la façon dont les pouvoirs publics, les budgets étatiques et l’action administrative sont insérés dans la vie collective. Pour protéger contre la maladie et soutenir l’activité, les pouvoirs publics sont désormais bien plus présents dans nos vies personnelles et professionnelles.
Diplomatie magazine : près de 20 ans après, quel est le bilan de la guerre mondiale menée par les Etats-Unis contre le terrorisme ? Ce dernier ne constitue-t-il pas une plus grande menace aujourd’hui qu’en 2001 ?
Cyrille Bret : toute « guerre au terrorisme » s’expose à un risque fatal : elle donne aux terroristes le statut qu’ils recherchent, celui d’acteur géopolitique mondial et de force militaire. C’est l’impasse de la Global War on Terror de l’Administration Bush. Partout où elle a été menée, cette guerre a peiné à remporter des victoires militaires nettes et a eu des effets politiques ambigus. En Afghanistan, en Irak et en Syrie, elle a très évidemment anéantit des ressources des réseaux terroristes internationaux. La mort de nombreux djihadistes en est la manifestation. Mais elle a également suscité un « retour de bâton » ou de bachlash : la création de Daech a en partie pour but de lutter contre l’occupation américaine en Irak.
Si plusieurs batailles contre les réseaux terroristes ont été couronnés de succès, au Mali par exemple, la « guerre contre le terrorisme » est malheureusement impossible à achever par une victoire.
On ne peut faire la paix avec le terrorisme…