Florent Parmentier répond aux questions de l’hebdomadaire ukrainien Tyzhden.

La Moldavie vient d’élire sa nouvelle présidente, Maïa Sandu. Qu’est-ce que ce changement signifie pour le pays et aussi, géopolitiquement, pour le continent européen ?
- Pour Maïa Sandu, il existe plusieurs choses à rappeler. Tout d’abord, c’est l’ampleur de sa victoire, puisqu’en novembre dernier, elle a su, au second tour, être capable d’assembler 57% de voix d’électeurs moldaves. C’était un niveau de soutien qu’on n’a pas vu, en tout cas, pendant l’élection d’Igor Dodon, le président précédent et également, son adversaire au second tour. Cette ampleur se traduit finalement de manière assez polarisée de vote. Le vote Sandu a rassemblé 92% de diaspora, avec une participation de diaspora très forte, mais c’est aussi surtout, dans les jeunes, dans les personnalités plutôt roumanophones. A contrario, ce qu’il faut observer, c’est que Igor Dodon a gardé les positions dans les certains segments de société, plutôt les russophones, plutôt les personnes plus âgées, et aussi en Gagaouzie, la région séparatiste du Sud de la Moldavie, où il y avait un vote à 95% en faveur de Dodon. Aussi, il faut remarquer que Maya Sandu a réussi à dépasser son adversaire avec un discours qui n’était pas seulement l’Europe contre la Russie, mais plutôt : je veux être élu pour essayer de changer le système. C’est intéressant d’observer que les moldaves eux-mêmes cherchent à sortir de ce jeu politique « l’UE ou la Russie », ce qui peut se vérifier tout simplement par le fait que l’un de candidat qui a fait sa carrière en Russie, et qui est arrivé le troisième, le maire de Beltsi Renato Ussaty, a soutenu Maïa Sandu pour le deuxième tour. Il l’a soutenu alors que sa ville est plutôt russophone, pour dire les choses de manière simple. On a dépassé en peu cette pure opposition.
Mais la majorité parlementaire appartient toujours à l’opposition, c’est-à-dire, aux partisans d’ex-président Dodon ? Il doit agir à l’encontre de tout projet de la nouvelle présidente ?
- Tout à a fait. C’est qui est révélateur également, c’est que le parlement, après les élections de Maïa Sandu, a adopté la loi sur la langue russe comme la langue de communication interculturelle. Cela signifie que très vite après les élections, les opposants de Maïa Sandu ont voulu retrouver les lignes de fracture géopolitique et insister dessus. On a quelque chose d’intéressant, qui est cette force de l’élection de Maïa Sandu, et aussi cette volonté de sortir du jeu géopolitique. L’important, ce sont les réformes internes qu’il faut mener. Pour l’opposition qui vient de perdre cette élection, il s’agit, au contraire, de revenir à ce jeu géopolitique. Il existe donc deux récits: celui de Maïa Sandu, centré sur la lutte contre la corruption, et celui de ses adversaires qui disent en substance que la vraie question, ce n’est pas la corruption, mais de ne pas devenir une région roumaine. Pour cela, on a besoin de garder un lien privilégié avec la Russie. Les deux ne se répondent pas immédiatement. En même temps, la Moldavie se rapproche de l’Union européenne, parce que c’est un peu le modèle en terme de la qualité de la gouvernance, en quelque sorte, et de la lutte anti-corruption aussi.
Est-ce que, à votre avis, Mme Sandu sera capable d’impulser ces changements qui l’ont porté au pouvoir?
- Il y a la première réponse qui est institutionnelle : le Président de la Pépublique Moldave a un certain nombre de pouvoirs, a une administration dédiée, mais il ne peut pas avancer ses projets, si ce président n’a pas de majorité au parlement, qui reflète ses positions. C’est le point qui est débattu depuis certain nombre de jours en Moldavie : faut-il faire de nouvelles élections législatives anticipées, sachant que les dernières élections ont eu lieu en février 2019, et à quelles échéances ? Cette variable institutionnelle est, en tout cas, une de plus importante en Moldavie actuellement. Ensuite, il y a une seconde réponse : au-delà des institutions, il y a des intérêts de différents groupes, et tous les groupes, à part celui de Maïa Sandu, n’ont pas d’intérêt à faire des élections anticipées. L’idée que c’est un peu le jeu du chat et de la souris, de savoir, pour l’opposition à Maïa Sandu, comment faire pour lui faire porter la responsabilité de la suite ? L’idée, c’est de ne pas lui faciliter son travail. En l’état actuel des choses, même s’il n’y avait pas des élections, Maïa Sandu a tout de même un pouvoir de nomination des juges et d’un certain nombre de hauts fonctionnaires, ce qui permettrait déjà d’impulser un certain nombre de changements. Mais pour obtenir des changements définitifs, elle aura sans doutes besoin d’aval de parlement, sur certain nombre de points.
Puisque la majorité au parlement appartient à l’opposition, il est peu probable, que la législative anticipée aura lieu?
- Oui, la majorité soutient Igor Dodon, avec des députés qui ont parfois changé d’affiliation, avec des groupes qui ont pu se diviser, je pense au parti démocrate, où des groupes qui sont fermement opposés aux élections anticipées, là je pense, par exemple, aux députés de groupe « Shor », qui porte le nom d’un des hommes politiques moldaves, Ilan Shor. On a là-dessus plusieurs configurations, et puis, des députés peuvent aller d’une position à l’autre, au gré des circonstances.
En revenant au sujet de la langue. Le 21 janvier la Cour Constitutionnelle moldave a annulé le projet de loi sur la langue russe, promu par les socialistes avec Igor Dodon en tête. Les opposants de cette loi sont sortis dans la rue, il y a eu des bagarres et des affrontements. Finalement, la question de la langue russe en Moldavie reste aussi sensible qu’en Ukraine ?
La loi de 25 décembre va dans le sens d’utilisation de la langue russe dans l’espace publique. Il y a deux problèmes linguistique depuis l’indépendance de la Moldavie. La première, c’est : est-ce que le nom de la langue et la langue roumaine ou la langue moldave ? Politiquement, cela a une incidence. Parce que pour les « unionnistes » (partisan d’), si on parle roumain, on est roumain, et donc on doit se réunir, et pour les indépendantistes, il existe quelques particularités, et on a le droit d’avoir sa propre langue. C’est le débat sémantique qui, en règle général, divise la société. Et puis, la deuxième problématique linguistique, depuis les années 90, c’est, effectivement, quelle place pour la langue russe ? Sachant qu’il y a un certain nombre de chaînes de télévision, dont les programmes et les séries sont attirants, et qui sont en russe en provenance de Russie. Qu’est-ce qui se passe dans un pays souverain quand son espace informationnel dépend d’un certain nombre de sources russophones, dont parfois la présentation des choses ne reflète pas la vision souhaitée par les dirigeants moldaves ? C’est une question de la place de la Russie dans l’espace d’information.
Comme tous les autres dirigeants moldaves, du communiste Voronine au socialiste Dodon, Maïa Sandu a demandé le départ de l’armée russe de la Transnistrie. Pensez-vous que ce souhait puisse aboutir à quelque chose de concret, ou s’agit-il d’un rituel bien installé ?
- Ça restera un souhait, très probablement. Pourquoi ? Chaque gouvernement, chaque nouveau président doit faire cette déclaration-là. Il est tenu, en quelque sorte, par l’obligation de revendiquer la propre et pleine souveraineté de son Etat. C’est un passage obligé. Pour autant, est-ce que les dynamiques internationales vont dans le sens de la facilitation de cet accord ? Pour l’instant, non. Quand Angela Merkel a lancé cette idée en 2010, en discussion avec Dmitri Medvedev, il y avait, peut-être, un espoir. Pour autant, ce que l’on observe, c’est que cela n’a pas marché. Il est pour l’instant compliqué d’envisager ce départ, il faut regarder, plus concrètement, ce que fera la prochaine administration américaine, et il faudra voir également, ce que la Russie et les Européens ont en tête. Ce rapprochement reste possible. Il n’y a plus de problèmes interpersonnels entre la Transnistrie et le reste du pays, sur le terrain les relations sont plutôt bonnes. Mais il faudra trouver un bon équilibre si l’on veut aller vers la solution durable. Il faut à la fois que la Moldavie devient pleinement souveraine et fonctionnelle, mais pour avoir l’accord ça suppose aussi que la Russie s’y retrouve, d’une en certain manière. Cet équilibre-là est très difficile à trouver. C’est tout à fait normal que le pays souverain souhaite avoir son autorité sur l’ensemble du territoire, mais il faut maintenant le faire dans le cadre conforme aux intérêts des uns et des autres en Moldavie, et ce en même temps qu’il reçoit un assentiment international.
Qu’est-ce que pensez-vous de format 5+2 sous l’égide de l’OSCE ? Peuvent-ils reprendre, serait-il préférable de chercher une autre formule de négociations ?
- C’est une question très intéressante, et précisément ce qu’il faut voir : en diplomatie, quand un format est installé, il est préférable de le conserver. Sinon, pour se mettre d’accord pour un autre format, cela suppose de trouver un accord avec les différents partenaires, ce qui n’est pas facile. D’ailleurs, le format a déjà été changé, parce que au début, il n’y avait que 5 participants : l’Ukraine, la Russie, la Moldavie, la Transnistrie et l’OSCE, et on est ensuite passé au format 5+2 avec les États-Unis et l’UE. Il faut observer que la Roumanie n’a pas de voix spécifique au chapitre. Il faut observer aussi que, autant la France était présente dans le groupe de Minsk sur le Karabakh, en Géorgie et en format « Normandie » pour l’Ukraine, autant elle n’a pas de rôle spécifique en Moldavie. Il faut dire que ce format 5+2 n’est pas un problème. Le problème est la volonté politique des uns et des autres. Il faut trouver l’équilibre de plusieurs côtés, si on veut trouver une solution durable. Cela pourrait, peut-être, se faire plus facilement en Transnistrie que dans les autres conflits séparatistes dans les anciennes républiques soviétiques, mais cela reste quand même compliqué. Un bon accord qu’il faut trouver devrait aider la Moldavie à se développer et aussi faire modèle pour contribuer à l’apaisement de la sécurité régionale. Pour l’instant, on est encore assez loin de cette perspective.
Est-ce qu’on peut dire que la vie politique en Transnistrie est freinée par le fait qu’elle est monopolisée, en quelque sorte, par une seule entreprise et par une seule famille richissime ?
- Effectivement, on a une tendance à oublier que les élections parlementaires en Transnistrie, en décembre 2020, ont donné une écrasante majorité au parti déjà au pouvoir. Plus de 80% des membres de ce parlement travaillent directement et indirectement pour Sherif, le groupe transnistrien de référence, et les autres ne sont pas complètement étrangers au groupe Sherif non plus. Il y a effectivement un cas très particulier. En quelque sorte, c’est un groupe d’intérêt économique qui organise la vie politique locale. Donc on peut y voir, peut-être, le début d’une indication pour négocier la sortie du conflit, parce que avec une entreprise on peut toujours négocier, à condition d’avoir une solution économique convenable. C’est plus difficile d’avoir une approche transactionnelle avec des militaires ou avec des gens de services de renseignement. Autant la Russie exerce son influence dans d’autres conflits séparatistes par des relais de services secrets, de l’armée, autant en Transnistrie c’est en fait un groupe local qui est présent et qui organise la vie politique. Et même si la Transnistrie ne s’imagine pas être éloignée de la Russie, dans la pratique, son degré de liberté dépend de ce que veut bien lui accorder la Russie. Si la Russie dit « non » à une quelconque forme de négociations avec les autorités moldaves, la Transnistrie ne bouge pas. Ce territoire est capturé, d’un côté, par des intérêts économiques privés, et de l’autre, par des intérêts géopolitiques extérieurs.
Comment les forces sont reparties dans la classe politique moldave, entre le soutien de la Russie, les indépendantistes proprement moldave et le soutien de la Roumanie ?
- C’est une question extrêmement importante. Contrairement aux autres pays post-soviétique, la Moldavie a un conflit séparatiste qui est ancien, il date de 1991-1992, et qui est relativement pacifié. Depuis 1992 il n’y avait qu’un décès une personne qui voulait franchir une frontière le soir de Réveillon et qui a été tuée par accident. Cela ne fait qu’un seul mort durant 30 ans. On n’est pas sur la même degré d’hostilité qu’en Ukraine. La question centrale n’est pas « qui a lancé le conflit en Transnistrie ? », qui remonte à 30 ans, mais plutôt « comment faire pour sortir la Moldavie de la situation actuelle, ou une bonne partie de ses élites ont fui le pays ? ». C’est la réalité. Dans ce cadre-là il y a une répartition quasi-égale. Une partie de la classe politique veut aller vers l’UE, parce que celle-ci apporte le développement socio-économique qu’on souhaite. Et puis il y a une autre partie des hommes politiques qui pense que cela ne peut fonctionner bien qu’avec la Russie. Ce qui était frappant dans la victoire de Maïa Sandu c’est sa capacité à mordre sur l’électorat considéré comme pro-russes, de coté de Beltsy, mais aussi à Chisinau, alors que le maire de la capitale, élu en 2019, était de gauche. Et pour autant, si on regarde les élections présentes, l’électorat pro-russe peut à la fois voter pour Maya Sandu, et en même temps soutenir la loi sur la langue russe. La Moldavie, pendant longtemps, avait des partis géopolitiques plutôt que des partis politiques, et actuellement les choses ont un peu bougé.
Malgré les influences russes, l’UE est devenue le premier partenaire commercial de la Moldavie. Est-ce que ceci peut signifier que le pays pris le cap à l’Ouest, quelle que soit l’opinion politique de son président ?
– Je dirais même plus que ça: la Moldavie a déjà un présent européen en matière commerciale, parce que, effectivement, la majorité du commerce moldave se fait avec l’UE. Je peux donner une statistique à ce sujet : en 2019 les exportations de vins moldaves ont été majoritairement tournées vers la Roumanie, ensuite vers la Chine et ensuite vers la Russie. Il y a 15 ans la Russie couvrait 80% de telles exportations. La réorientation est importante. Au deuxième niveau se trouve la réalité politique. Et là, le fait est qu’il n’y a pas de nouveaux élargissements prévus avant un moment. Sandu sait qu’elle doit entreprendre des changements fondamentaux dans le système juridique, avant que la Moldavie puisse se positionner comme candidat crédible à l’UE. Il y a aussi les étapes intermédiaires. Il s’agit du renforcement de la politique du Partenariat oriental. La particularité de la Moldavie est qu’il s’agit d’un pays de seulement 3,5 millions d’habitants. C’est suffisamment petit pour pouvoir rentrer un jour dans l’UE. Politiquement, les moldaves font le calcul suivant : on est proche de l’UE et la majorité de l’aide vient de l’Europe. La langue de la majorité de la population, le roumain, est une langue présente au sein de l’Union européenne. Mais ils font aussi un autre calcul : l’intégration européenne éventuelle, dans quelque temps, ne signifie pas qu’il faut couper tous les liens avec la Russie. Beaucoup de Moldaves font la part de choses entre la culture russe et les autorités russes. Donc le positionnement peut être proche de la Bulgarie, qui fait partie de l’UE, mais avec une gauche bulgare qui est favorable aux relations avec la Russie, et en même temps le pays fait énormément d’efforts pour correspondre aux standards de fonctionnement européens. Ce n’est pas un modèle d’opposition à tout ce qui est russe, culturellement et politiquement, comme en Ukraine, de manière compréhensible dans le contexte de la guerre sous la précédente présidence. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si la première visite de Maya Sandu à l’étranger était en Ukraine. Elle ne s’aligne pas sur la Russie, et, à la différence de son prédécesseur, elle n’a aucun mal à reconnaître que la Crimée est bien ukrainienne. Il y a un changement de la rhétorique à ce niveau de la communication de la présidence moldave qui est importante et qui montre que pour ce pays le fait d’aller vers ses voisins et résoudre les problèmes concrets avec l’Ukraine, dans l’esprit plus européen et de coopération internationale, pourra un jour aussi s’appliquer à la Russie.