Benoît Goffin et Nicolas Escach, vous dirigez l’ouvrage De la Baltique à la mer Noire, dans lequel vous dressez le portrait de villes que vous reliez entre elles. Comment est née cette démarche, alliant artistes et géographes ?
BG : Tout vient d’une réflexion sur la géographie. Comment rendre compte d’un espace, le faire comprendre ? Nous avons fait le pari qu’une géographie subjective, donnant toute sa place aux émotions, ressentis et aux expériences pouvait beaucoup apporter, à condition d’avoir le guide approprié. Cartes et dessins (31 originaux dans l’ouvrage) sont indispensables à la géographie. Le projet a été initié par une expatriation, où nous avons pu constater qu’une expérience longue de « l’habiter » apportait des connaissances uniques, de première main.
NE : Nous souhaitions retrouver le plaisir géographique du récit, tout en nous inspirant des géographies universelles qui ont scanné les espaces et leur richesse avec un certain souci holistique. La nouvelle géographie s’est intéressée aux colonnes vertébrales de l’espace et la géographie de l’espace vécu aux mécanismes d’appropriation. Le recours à la géométrie (que les anglais décrivent par le mot space) et la fabrique des lieux (davantage associée au terme place) sont en effet loin d’être antinomiques. Avec la collection « Odyssée, villes-portraits », nous utilisons les outils des géographes : nous parlons bien de points, de lignes, d’aires et de réseaux, mais pour creuser plus profondément l’intimité des lieux. Du début à la fin de chaque livre, le lecteur est invité à accomplir un voyage et les textes comme les représentations graphiques sont en fait autant de cartes pour rendre visible ce qui ne l’est pas et parler de la subtilité du spatial accompagné par les meilleurs guides. Nous rendons hommage au métier de géographe, qu’il soit assuré par un universitaire, un écrivain, un architecte, un dessinateur, un journaliste ou un plasticien.
En parlant de la route des « Varègues aux Grecs », objet de l’ouvrage, vous écrivez que votre ouvrage se déroulera sous « la forme d’une Odyssée du centre et non des périphéries » (p.11). Pouvez-vous expliquer cette approche ? Est-ce ce qui vous a amené à présenter les auteurs à travers une « géographie intime » biographique ?
NE : Nous avons en France une vision très restrictive de l’Europe géographique, que nous confondons souvent avec l’Union européenne : elle débuterait sur la côte atlantique et se terminerait aux limites de l’espace Schengen. Avec les deux premiers livres de la collection Odyssée, nous démontrons que les bornes de l’Europe ne sont pas si claires et qu’elles sont
sans doute plus mouvantes. Les racines culturelles de l’Europe ne se limitent pas à Athènes, Rome et Lübeck, elles comprennent des influences variées et des foyers multiples. La ligne des Varègues aux Grecs a enfanté beaucoup d’imaginaires européens et elle explique en grande partie les rapports de force, les trajectoires et les accrochages que nous observons, y compris dans des contrées plus occidentales. Elle constitue un linéaire d’autant plus intéressant que certains aimeraient l’ériger en rempart contre d’éventuelles velléités russes, au prix d’une coupure plus nette, quand d’autres voient dans l’entre-deux une ressource particulièrement intéressante.
BG : Il y a la volonté de découvrir les villes au plus proche des habitants, de leur quotidien, de l’ambiance de leurs rues et des discussions qu’ils ont sur leur avenir. Les lieux sont donc abordés pour ce qu’ils sont, et non pour leur position. Les auteurs sont présentés assez intimement, car cela permet de comprendre d’où l’on lit le texte : qui porte un regard sur la
ville, quelle est la relation entretenue avec elle. Comme les textes sont subjectifs, les références à des articles scientifiques ou des études sont peu nombreuses. La source du texte est donc l’auteur et son histoire.
Saint-Pétersbourg, Narva, Riga, Daugavpils, Minsk, Kiev, Odessa, Sébastopol, Sotchi, Tbilissi : l’Odyssée s’incarne dans des villes successives. Comment s’est effectué le choix des villes ? Avez-vous hésité dans votre tracé, pour inclure d’autres villes comme Lviv, Chernivtsi ou autres ?
BG : Difficile de se limiter à dix villes ! Nous avons pensé à Lviv ou Chernivtsi. Nous avons aussi pensé commencer à Mourmansk, sur une autre rive. Le texte de Mourmansk est néanmoins prêt, mais pour l’itinéraire Arctique qui sortira l’année prochaine avec ENS Éditions. Nous aurions beaucoup aimé nous pencher sur le quotidien de villes dans des
territoires complexes, en Transnistrie, dans le Donbass ou en Abkhazie. L’une des difficultés est de trouver le guide idéal, géographe (dans un sens large) et avec une pratique longue de l’habiter dans la ville. Les textes sur les petites villes de Narva ou Daugavpils, avec des auteurs qui les connaissent si intimement, apportent un éclairage rare.
NE : Nous avons travaillé avec un comité éditorial pour choisir les villes du tracé. L’exercice a consisté pour nous à suivre l’itinéraire dans l’ordre du départ à l’arrivée. Pour chaque ville, nous nous demandions comment aller fonctionnellement, de manière cohérente, à la suivante. Nous nous sommes également interrogés sur le message que pouvait envoyer le parcours global. Il aurait par exemple été intéressant que le voyage débute à Saint-Pétersbourg (fenêtre sur l’Occcident pour Pierre le Grand) et s’achève à Sotchi (fer de lance de la politique de Vladimir Poutine sur la mer Noire) mais cela aurait alors dessiné une odyssée intra-russe. Nous ne voulions pas légitimer un point de vue trop simpliste par la seule trajectoire. Nous avons ajouté Tbilissi pour créer une ouverture et montrer que la région du Caucase connaissait des problématiques et tiraillements similaires. Nous avons gardé en tête de tenir un équilibre dans les villes traversées et dans les points de départ et d’arrivée.

