De la Baltique à la mer Noire (GOFFIN / ESCACH – Eurasia Prospective) 2/2

Vous montrez des territoires dont on connaît le caractère fondamentalement partagé, comme en témoigne la ville méconnue de Daugavpils (Dünaburg pour les Allemands, Dvinsk pour les Russes, Dzwinow ou Dzwinsk pour les Polonais, etc.). N’est-ce pas l’un des signes distinctifs de cette région, pour un public francophone européen ?  

BG : L’itinéraire joue effectivement avec ce signe distinctif. Nous sommes parfois dans les frontières russes, parfois dans l’Union européenne, parfois entre les deux. Les frontières se succèdent, ouvertes, fermées, entre les deux. Nous allons dans des villes russophones de l’Union européenne, effleurons des zones de tensions (Biélorussie, Crimée, Abkhazie, …). Il y a une grande variété de territoires et statuts, mais le côté partagé et très présent partout, dès Saint-Pétersbourg, fenêtre sur l’Europe de la Russie et construite en ce sens.

NE : Tout à fait, le partage se fait dans le présent (des liens vers l’Europe de l’Ouest mais aussi des connexions avec des territoires eurasiatiques ou plus méridionaux) mais s’inscrit aussi dans les fantômes du passé. Les héritages influencent fortement les trajectoires territoriales. Nous avons laissé une place à des haut-lieux et à des lieux de mémoire sans en faire pour autant une entrée thématique exclusive. Les dessins donnent également une force sensible à ces couches superposées : à Narva, les paysages sonores et visuels ne coïncident pas, ce que Marie Bonnin a très bien traduit.


Les différentes villes interrogent toutes, à leur manière, la conjugaison de différentes identités – locales, européenne et russe. Cet espace vous paraît-il comme celui de la juxtaposition d’identités (vivant les unes à côté des autres) ou comme celui du dialogue de ces différentes identités ? 


BG : La question est très difficile. Cet espace est prisonnier d’enjeux qui le dépassent. Son avenir dépend de la relation entre l’Europe, l’Ouest et la Russie et des politiques et responsabilités de chacun. Dans la région, des tensions exacerberont les peurs et les questions identitaires, qui pourront être instrumentalisées. À l’inverse, apaisement et frontières souples favoriseront le dialogue.


NE : Ni juxtaposition, ni dialogue. Pour moi, la notion d’identité n’existe pas vraiment, autrement que par des formes construites performatives (à l’échelle d’un État ou d’une région transnationale), ou que par un ensemble de territoires qui forgent, individuellement ou collectivement, des trajectoires biographiques. Chacun peut définir précisément la manière
dont il se sent attaché à un ensemble de lieux ou à des échelles données, par exemple une nation, et peut éventuellement s’inscrire dans des récits stratégiques politiques ou économiques. À la grandiloquence de l’identité (ou même des identités), je préfère les notions de référentiels ou d’influences : je pense que dans certaines régions, traces, empreintes et
imaginaires se télescopent avec davantage de force, quasiment à la manière d’une zone volcanique ou sismique. Il s’agit là de signaux faibles à pister, d’une accumulation de petits indices, de résonnances et d’échos qui s’imbriquent parfois, s’accumulent souvent et entrent presque toujours en tension.


Pour conclure, on ne peut s’empêcher en vous lisant de retenir ce que disait le poète biélorusse Globus : « penser l’Europe, c’est comme dessiner une carte : on commence par les contours. C’est aux confins de l’Europe qu’il y a tension ; c’est là que la main tremble, c’est là qu’on se corrige tout le temps. » (Alexandre Mirlesse, En attendant l’Europe, Lille, La contre allée, 2009, p.43). N’est-ce pas ce qui résume le mieux cette Odyssée que vous proposez ?


BG : Faut-il tracer le contour ? Le trait, la frontière crée un « nous » et un « autre », un « dedans » et un « dehors ». Dans le même temps, il est parfois indispensable de se connaître, de connaître ses limites pour se penser ou se protéger. Il faut espérer pour ces régions que des traits ne seront pas nécessaires et qu’elles pourront jouer un rôle de pont, sans être coupées par des murs.


NE : Pour les deux premiers ouvrages, certainement. J’ai toujours trouvé curieux de demander aux géographes de borner l’espace qu’ils vont étudier. L’étude en elle-même ne suffit pas à déterminer où se trouve la ligne car celle-ci nous échappe toujours. La géographie est une science par les méthodes qu’elle propose mais sa plus belle réussite est l’impressionnisme. Si nous arrivons à prendre l’espace par plusieurs bouts et à tirer au clair quelques lignes de fuite, le lecteur aura avancé. Je trouve en cela l’apport des artistes passionnant : ils travaillent des motifs spatiaux ouverts. En fait Atlantique et De la mer Baltique à la mer Noire sont en quelques sortes une manière très à nous de fonder la collection : nous postulons des contours pour finalement montrer qu’il sera vain de les chercher. Le plaisir géographique est justement d’assumer d’être constamment sur un fil d’équilibre.