Les Européens face au grand large (BRET-Diplomatie)

Sur mer plus encore qu’à terre, la souveraineté européenne peine à s’imposer. Pourtant, l’Union européenne est à la fois dotée d’atouts majeurs en mer et confrontée à des défis qui réclament son renforcement sur toutes les mers ou presque.

Retrouvez mon article dans le n°111 (octobre/novembre) du magazine Diplomatie.

Des thalassocraties impériales à la « tentation terrestre »

Aujourd’hui plus que jamais, l’Europe de l’Union se perçoit elle-même avant tout comme continentale et terrestre.

Historiquement, la Communauté Economique Européenne (CEE) puis l’Union Européenne (UE) se sont construites autant en opposition avec les totalitarismes nazi et communiste qu’en rupture avec les thalassocraties des empires coloniaux. Depuis la Deuxième Guerre Mondiale, les Européens n’ont plus la même vision de la mer : médium de leurs ambitions planétaires, elle est devenue simple espace de transit organisé par les juristes et les commerçants.

Plus récemment, le Brexit vient de renforcer la « tentation terrestre » de l’Union : il l’a privée d’un Etat membre disposant tout à la fois d’un vaste espace maritime, d’une présence dans tous les océans du monde, d’une tradition navale et d’une marine mondiale de premier plan. Le Brexit a même suscité entre Londres et Bruxelles des « conflits de voisinage » en mer pour l’exploitation des ressources halieutiques principalement dans le domaine de la pêche.

En 2021, le risque est grand pour l’Union européenne de se réduire à sa dimension continentale. Pourtant, l’Europe de l’Union dispose d’atouts considérables : elle dispose de la première Zone Economique Exclusive au monde et du statut de pionnier dans la gouvernance multilatérale des océans. En outre, la plupart des défis auxquels elle est confrontée comprennent une dimension maritime. Qu’il s’agisse des flux de marchandises, du transit des migrants ou encore du développement durable, l’Union européenne a des intérêts économiques et stratégiques dans presque tous les océans.

L’Union est-elle prête à résister à sa « tentation terrestre » pour affronter le vent du large de la géopolitique contemporaine ?


1. Sur les mers, une souveraineté européenne extrêmement limitée

1.1. L’Union, géant maritime et nain naval

La première des entraves à l’affirmation de la souveraineté européenne en mer est le statut même de l’Union. Celle-ci n’est pas un Etat mais une association entre des Etats membres lui délégant l’exercice de certains aspects de leurs souverainetés nationales respectives. Cela a une conséquence majeure au regard du droit international de la mer régi par la Convention Convention des Nations unies sur le droit de la Mer (CNUDM) signée à Montego Bay en 1982. En effet, même si l’Union européenne est partie au traité depuis 1998, ce traité fondamental repose sur le principe de souveraineté nationale. Les acteurs des relations maritimes internationales sont les Etats et non pas les organisations régionales. L’Europe de l’Union n’a pas de souveraineté en mer car elle n’a qu’une souveraineté limitée, sectorielle et déléguée par les Etats membres.

Les forces et les limites de la souveraineté en mer ne peuvent donc s’évaluer qu’à travers celles des Etats membres, hormis dans le domaine de la gestion des ressources halieutiques qui sont, depuis le début de la construction européenne, de la compétence exclusive de l’Union. D’évidence, les Européens ont une vocation marine. Sur les 27 Etats membres de l’Union, 22 sont des Etats côtiers. En outre, ils disposent ensemble de la première Zone Economique Exclusive au monde devant les Etats-Unis. L’Europe est un « continent côtier » au sens où les deux tiers de ses frontières sont constituées de côtes représentant 68 000 km, soit trois fois plus que les Etats-Unis et deux fois plus que la République Populaire de Chine (RPC). Enfin et surtout, les Européens sont présents dans tous les océans du globle ou presque, notamment par l’intermédiaire des territoires ultra-marins des Républiques française et portugaise ainsi que des Royaumes des Pays-Bas, d’Espagne et du Danemark. L’Union a le potentiel d’un acteur maritime mondial.

Toutefois ses faiblesses en mer sont patentes lorsqu’on la compare aux ressources et aux ambitions des grandes puissances maritimes et navales mondiales contemporaines : des Etats-Unis, de la République Populaire de Chine, de la Fédération de Russie ou encore du Japon. L’Union européenne ne dispose pas des moyens classiques de promouvoir sa souveraineté en mer ;: marine militaire, garde-côtes, etc.

1.2. L’Union européenne a des intérêts en mer et s’est dotée d’instruments sectoriels depuis plusieurs décennie pour les défendre

L’Union européenne a des intérêts avérés en mer d’abord et avant tout dans son « cœur de compétence », les affaires économiques car elle constitue un acteur de premier plan du commerce maritime mondial : 90% de son commerce extérieur et 40% de son commerce interne se fait par la voie maritime. C’est dire si la liberté du commerce est essentielle en mer pour les Européens. Leur place centrale dans les échanges maritimes mondiaux crée aux Européens l’obligation de défendre leurs intérêts et de promouvoir leur autonomie sur plusieurs plans. Ils doivent développer leurs infrastructures portuaires et cables sous-marins, essentiels à leur insertion dans l’économie numérique. Ils doivent protéger leurs eaux territoriales et leurs Zones Economiques Exclusives dans des espaces maritimes contestés, notamment face à la Turquie en Méditerranée orientale, à la Fédération de Russie en Baltique et en Mer Noire et surtout face à la République Populaire de Chine dans l’immense aire Indo-pacifique. Liberté de navigation et protection des ressources, respect du droit international maritime et lutte contre l’appropriation des espaces maritimes sont d’intérêt vital pour les Européens.

Si la politique des pêches est « fédéralisée » depuis le début de la construction européenne, la lutte contre la pêche illicite, illégale et non déclarée est une priorité des Européens sur tous les océans pour éviter la prédaction de leurs ressources. Plus largement, fidèle à ses principes fondamentaux l’Union européenne promeut partout dans le monde l’approche multilatérale et juridique des océans : elle a adopté une stratégie de sûreté maritime en 2014 ; elle a créé une agence de sécurité maritime depuis 2002. L’Union a également publié une communication sur la gouvernance mondiale des océans (GIO) en 2016 et l’utilise comme position commune dans toutes les négociations internationales en la matière. Loin de se limiter à l’adoption de normes, l’Union europenne a réalisé elle-même, avec les forces maritimes et navales de plusieurs Etats membres, des opérations de sûreté maritime civile (Themis, Poseidon, Minerva, Indalo) et des opérations de sûreté militaire (Irini, Atalante, Sophia, Agenor). Au large de la Somalie de 2008 à 2016 et dans le Golfe de Guinée depuis 2015, l’Union européenne a acquis le statut d’acteur de référence dans la lutte contre la piraterie dans des zones d’intérêt stratégique pour le commerce mondial.

Sectorielle et déléguée aux Etats membres, l’affirmation de la « souveraineté européenne » en mer est réelle mais extrêmement limitée, surtout au regard des moyens et des ambitions de ses concurrents géopolitiques et de ses intérêts sur les océans du globe. En mer plus encore que sur terre, les Européens vivent un décalage entre leur potentiel et leur moyens réels, entre l’ampleur de leurs intérêts et leur statut géopolitique.

2. Défis, ambitions et atouts des Européens en mer

Sur mer comme sur terre, les atouts géopolitiques européens, aujourd’hui sous-utilisés, peuvent être mobilisés pour mieux défendre les intérêts des Européens dans le monde. Mais cela nécessite la formulation d’ambitions que les Européens peinent traditionnellement à formuler et à assurer

2.1. L’autonomie stratégique européenne sur les flots

La montée des tensions géopolitiques actuelles s’exprime dans toutes les dimensions (terrestres, spatiales, numériques) mais est exacerbée, pour les Européens, en mer.

Le premier défi est économique et met en jeu l’autonomie stratégique des Européens dans les moyens de produire et de commercer. Dans leurs propres aux territoriales et leurs Zones Economiques Exclusives, les Européens font face à plusieurs stratégies agressives. En Méditerranée orientale, la République de Turquie cherche à étendre ses zones de prospection et d’exploitation des hydrocarbures au large de Chypre et de la République hellénique. En Atlantique Nord, en Arctique et dans la Baltique, la Fédération de Russie mène des opérations sous-marines notamment sur les cables qui assurent l’insertion de l’Union dans l’économie numérique. Dans les espaces caribéens, si les menaces sont d’origine criminelle et non étatique, la pêche illicite, illégale et non déclarée est depuis longtemps un défi pour la protection de la souveraineté européenne sur les ressources halieutiques. Enfin et surtout, plusieurs Etats membres de l’Union mettent sur pied des opérations visant à garantir la liberté de navigation dans des espaces contestés comme les espaces maritimes asiatiques au large de la République Populaire de Chine. Grâce à la Marine nationale française, les Européens prennent place dans les tensions maritimes qui opposent la République Populaire de Chine à ses voisins (Philippines, Vietnam, Taiwan) et, plus largement, à son rival géopolitique, les Etats-Unis.

Le deuxième défi est régalien, il concerne la maîtrise des frontières et des espaces maritimes européens. Depuis 2014, en Méditerranée, les migrations sont devenues massives, depuis la Syrie, l’Irak, la zone Afghanistan-Pakistan ainsi que l’Afrique Subsaharienne. En raison de son attractivité, l’Union se trouve exposée dans tous ces espaces à des défis extérieurs ayant de fortes répercussions intérieures. Les flux de migrants servent en effet d’outils aux Etats voisins de l’Union (Turquie, Libye, Maroc) pour exercer au mieux une pression au pire un chantage sur les Européens. La maîtrise encore limitée de ses frontières maritimes est devenue patente au fil des crises migratoires qui émaillent les relations bilatérale avec ces Etats. La gestion de ces flux fait l’objet de conflits politiques et juridiques entre les Etats membres. Si la République fédérale d’Allemagne a une politique d’accueil et d’asile dynamique, les Etats du groupe de Visegrad (Pologne, République tchèque, Slovaquie et Hongrie) eux sont hostile, tout comme l’Autriche, le Danemark et la Finlande. Tandis que les Etats frontaliers (Grèce, Italie, Espagne), le sentiment est celui de l’abandon. Ce qui se joue à Lesbos, Lampedusa et Ceuta n’est rien de moins que la cohésion interne de l’Union européenne.

Le troisième des grands défis maritimes de l’UE est d’ordre environemental au sens large. Qu’il s’agisse de la délimitation des zones de pêche avec le Royaume-Uni après le Brexit, de la protection des espaces protégés dans les territoires ultramarins contre les pollutions, les prédations (les hydrocarbures en Mer Noire) et l’appropriation des ressources (les nodules polymétaliques en Océan indien), les Européens sont fort isolés dans leur volonté de promouvoir le développement durable des espaces marins et des fonds sous-marins. Là encore, il en va de la position géopolitique de l’Union européenne sur la scène internationale : elle est l’acteur de référence en matière de protection de l’environnement et de lutte contre le réchauffement climatique.

Mais l’Union européenne a aussi des ambitions positives pour les mers : à la différence des autres acteurs maritimes globaux (Etats-Unis, République Populaire de Chine, Fédération de Russie, Japon), l’Union européenne propose une perspective d’avenir pour les océans, fondée sur la gouvernance multilatérale, la non-appropriation des eaux internationales et de leurs ressources, l’économie bleue et le développement raisonné de ces espaces.

2.2. Les atouts sous-exploités des Européens en mer

Pour relever les défis du grand large géopolitique, l’Union européenne est loin d’être constituée d’ « Etats marins d’eau douce ». Outre sa tradition maritime et navale séculaire prestigieuse, elle dispose aujourd’hui de plusieurs atouts qu’il convient d’exploiter.

Dans les concepts et les actions de son Service d’Action Extérieur (SEAE), l’Union doit se poser, à l’instar de ses rivaux, comme une puissance maritime mondiale bordée par quatre mers stratégiques (Méditerranée, Baltique, Atlantique et Arctique) et en Indo-Pacifique par l’intermédiaire des territoire ultra-marins.

Dans la gestion de ses infrastructures, l’Union européenne, qui dispose de 764 grands ports dont plusieurs jouent un rôle international (Rotterdam, Anvers, Contanta, Le Pirée) doit se protéger contre les investissements étrangers notamment chinois pour garder la maîtrise de ses portes commerciales et sa place dans le commerce international. Elle doit également se poser en opérateur d’infrastructures portuaires dans le monde.

Ses atouts sont également industriels. L’Union européenne dispose de capacités de production de navires de toute taille et de tous types et d’une flotte de commerce d’environ 4 000 navires battant pavillon d’un des Etats membres. 20% du tonnage mondial est enregistré sous pavillon des Etats-membres et 40% de la flotte mondiale sont contrôlés par des entreprises européennes. L’Union européenne représente en valeur, en tonnage et en capacités 40% du commerce maritime mondial. Là encore, face aux ambitions chinoises, l’Union doit revendiquer le rôle de chef de file du commerce maritime international pour ne pas subir, à terme, le leadership chinois. De plus, l’excellence de ses laboratoires pour les ressources halieutiques doit être soulignée pour obtenir le statut d’acteur de premier plan de l’économie bleue, par exemple par la création de centres d’excellence maritime européens.

Et ses atouts sont également normatifs : l’Union européenne s’est imposée comme le leader naturel de la protection des espaces, des populations et des ressources marines comme sous-marins. Sa lutte réussie contre la surpêche dans ses propres eaux et la création de réserves marines protégées installent graduellement sur la scène internationale un « agenda européen » pour les questions marines, maritimes et sous-marines.

L’Europe de l’Union, forte de ses atouts et consciente de ses intérêts, est-elle aujourd’hui prête à se doter des moyens civils et militaires pour défendre et promouvoir sa vision ? Qu’il s’agisse du tonnage de ses marines de guerre, de ses flottes de balises et de satellites, du nombre d’unités dont dispose FRONTEX, un effort capacitaire et matériel est nécessaire de la part des Etats membres comme de l’Union pour porter les moyens d’action au niveau des besoins.

Le navire européen par gros temps

L’affirmation de la puissance européenne ne peut se priver de sa dimention maritime. Les vulnérabilités et les atouts des Européens sur mer sont trop grand pour que le sujet soit considéré comme mineur. La maîtrise des océans et de leurs fonds est en effet un enjeu aussi bien géopolitique qu’intérieur pour le « continent côtier » qu’est l’Europe de l’Union.

Dans la perspective de la Présidence française de l’Union européenne (PFUE) en 2022, de la conférence des Nations unies sur la gouvernance internationale des océans et de la finalisation de la boussole stratégique (Global Compass), la dimension maritime de la souveraineté européenne doit être placée au premier plan. Loin d’être une puissance purement terrestre, l’Union doit désormais assumer son rôle de puissance maritime et navale mondiale.

Lectures

  • Jean-Dominique Giuliani, « L’Europe a-t-elle une stratégique maritime ? », Revue Défense Nationale, 2016/4 (n°789), p. 31-36.
  • Bruno Dupré et Jean-Marie Lhuissier, « Enjeux et défis maritimes : quelle réponse européenne ? », Diploweb.com : la revue géopolitique, 24 juin 2021.
  • Jacques Attali, Histoires de la mer, Fayard, Paris, 2017.

1 Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris, dirige le site eurasiaprospective.net avec Florent Parmentier et est expert associé à l’Institut Notre Europe Jacques Delors.