Depuis plusieurs semaines, des troupes russes se massent à la frontière avec l’Ukraine. Le secrétaire d’État américain Antony Blinken qui devait rencontrer ces dernières heures son homologue russe Sergueï Lavrov, a affirmé avoir des preuves que Moscou prévoyait une « agression » militaire contre Kiev. Un risque peu crédible, estime le chercheur Florent Parmentier, du Cevipof, le centre de recherches de Sciences Po Paris.

En Ukraine, se dirige-t-on vers un match retour du conflit de 2014 ? Depuis plusieurs semaines, une petite musique monte en Europe et aux États-Unis : la Russie s’apprêterait à attaquer militairement l’Ukraine. Pour Kyrylo Boudanov, chef des renseignements ukrainiens, l’attaque serait prévue pour janvier ou février 2022. Et les États-Unis s’inquiètent de cette perspective. À la veille d’une rencontre avec son homologue russe ce jeudi 2 décembre en Suède, Antony Blinken, secrétaire d’État américain, a même affirmé disposer de preuves de ses allégations.
La partie orientale de l’Ukraine s’apprêterait-elle à nouveau à sombrer dans la guerre ? Depuis le début du conflit du Donbass, dans l’est du pays, où des séparatistes – pour certains prorusses – se sont soulevés contre le nouveau gouvernement proeuropéen, et l’annexion de la Crimée par la Russie en décembre 2014, la situation reste tendue. Pour décrypter la récente escalade, Marianne a échangé avec Florent Parmentier, secrétaire général du Cevipof, le centre de recherches politiques à Sciences Po.
Marianne : La perspective d’une offensive brandie par Antony Blinken est-elle crédible ?
Florent Parmentier : L’envoi de troupes russes à la frontière ukrainienne – si elle se confirme – peut avoir deux significations. Soit le Kremlin se lance dans une attaque, soit il tente de déstabiliser le pays. La deuxième solution me semble la plus crédible car elle permet de ne pas avoir à supporter le coût de la guerre. La Russie peut ainsi montrer une forte capacité de nuisance.
En cas d’invasion, Vladimir Poutine peut très facilement prendre l’Ukraine. Militairement, ce n’est même pas un sujet. L’Otan ne bougera probablement pas car cela ne rentre pas dans le cadre de l’article 5 de l’alliance de défense collective et mutuelle. Kiev ne fait pas partie de cet accord. Mais quel intérêt pour la Russie ? Comment diriger ce territoire sans problèmes internes ? Sans aucune protestation ? Et avec quels moyens ? Cela aurait un coût d’administration trop élevé. Dans le fond, semer la peur en bougeant des troupes permet de réaffirmer une ligne rouge. Et cela suffit au président russe.
Dans les prochaines semaines, on devrait d’ailleurs assister à une rencontre entre Joe Biden et Vladimir Poutine, rendue nécessaire par cette montée des tensions. Le risque de conflit est monté à dessein dans l’espoir d’une rencontre qui ne réglera que très peu de problèmes. Quant à Antony Blinken, il ne fait que nourrir une situation de tension.
Pourquoi vouloir une rencontre ?
Ce sont les accords de Minsk qui sont en jeu. La Russie demande que les régions séparatistes de Donetsk et de Louhansk, que Kiev doit réintégrer avec une certaine autonomie, restent sous contrôle du gouvernement ukrainien. Mais les autorités ukrainiennes refusent ce système de peur que la Russie ait un droit de veto sur son territoire à travers ces régions. En mettant la pression militairement, le Kremlin cherche à imposer cette vision.
Que retenir du conflit de 2014 ?
Les événements de 2014 ont été une surprise pour les Occidentaux. La Crimée a longtemps été un moyen pour la Russie de contrôler le jeu politique ukrainien. Mais Poutine a franchi le Rubicon. Il a préféré prendre le territoire et casser la souveraineté ukrainienne plutôt que de prendre le risque d’avoir des bases de l’Otan à Sébastopol.
C’était une des lignes rouge côté Kremlin. Et même s’il n’a jamais été question d’élargir l’alliance atlantique, l’Occident a prêté le flanc à cette critique et cette obsession de Poutine. Rappelons qu’avant 2014, le plan initial des Russes n’était pas de faire main basse sur la Crimée et le Donbass mais de faire en sorte que l’Ukraine rejoigne l’union économique de la Russie. Lorsque cela n’a plus été d’actualité, ils ont activé le plan B.« Pour les élites russes, 1991 correspond à un accident qu’il faut corriger. »
Après ces événements, nous savons désormais jusqu’où peut aller Moscou. La leçon a été apprise. Bien qu’un risque d’embrasement existe toujours, je ne pense pas que l’on s’oriente vers une situation similaire. Et pour cause : c’est souvent avant un armistice que les affrontements sont les plus durs. Par ailleurs, les Occidentaux ne peuvent pas se permettre le développement d’un tel scénario, à l’heure où la Chine a des vues sur Taïwan.
Pourquoi un tel intérêt obstiné de la Russie vis-à-vis de l’Ukraine ?
Les deux pays entretiennent des relations particulières. Pour les Russes, Kiev est la première capitale de la Russie. C’est très symbolique. Poutine estime qu’ils sont le même peuple. Pour les élites russes, 1991 correspond à un accident qu’il faut corriger. C’était le démembrement de 300 ans d’histoire russe. Dans le fond, ce sont des raisons très nationalistes qui abreuvent la réflexion sur l’Ukraine. Le régime est obnubilé par une restauration de sa puissance. C’est aussi un enjeu de politique intérieure.
Comment cette agressivité se vit-elle du côté ukrainien ?
La politique russe contraint Kiev à se positionner sur des lignes plus dures que ce qui était prévu lors des élections. Zelensky a gagné [la présidence en 2019] en se disant prêt à sacrifier sa popularité pour la paix au Donbass. Les Ukrainiens étaient fatigués par le conflit. Mais deux ans plus tard, il est forcé de s’afficher comme le premier défenseur de la patrie et de se montrer dur face aux prorusses qui veulent brader le pays. Tout ceci alors qu’il est loin d’être un nationaliste.
Les Russes dénoncent une militarisation de la part de Kiev et légitiment ainsi leur présence à la frontière. Est-ce fondé ?
L’Ukraine a effectivement reçu des armements de la part de Washington. Mais c’est un arsenal défensif. Zelensky n’est pas assez fou pour se doter d’un équipement pour agresser la Russie directement ou reprendre le Donbass. Ce n’est ni son intérêt, ni celui de l’Ukraine. Le pays doit simplement être en mesure de se défendre.
Le 15 novembre, Emmanuel Macron a affirmé à Poutine que la France était prête à défendre l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Comment Paris et l’Europe peuvent-ils réellement se positionner dans ces tensions ?
Nous devons prendre en compte les différents points de vue et empêcher tout affrontement. Soutenir une entrée de l’Ukraine dans l’Otan n’est, par exemple, pas la meilleure des idées. Les deux pays ont besoin de sécurité. La Russie a fait l’objet de plusieurs humiliations après la chute de l’URSS. Ce sentiment est exploité dans une stratégie victimaire de Moscou. Défendre l’élargissement de l’Otan n’aiderait donc pas. Mais en parallèle, il faut évidemment soutenir la souveraineté de l’Ukraine. Cela passera d’abord par le dialogue, par des consultations avec les deux parties.
Par Vincent Geny