- Marie Durrieu, vous publiez votre premier ouvrage, Du conflit israélo-palestinien au nucléaire iranien : l’humiliation, la variable oubliée des négociations. Dans votre introduction, vous émettez l’hypothèse que certains conflits peuvent être « guidés par les émotions davantage que par le rapport de force ou la rationalité politique » (p.13). Qu’est-ce qui a orienté cet ouvrage vers une variable, l’humiliation, qui est rarement prise en compte dans la littérature des Relations Internationales ?
C’est précisément la rareté des études portant sur l’humiliation en Relations Internationales qui a orienté mon ouvrage. En sciences sociales, les émotions ont été étudiées dans bien des domaines, mais la littérature politiste et internationaliste a pendant longtemps préféré les théories du choix rationnel qui excluaient le rôle des émotions. Si Philippe Braud, en 1996, faisait déjà remarquer que « l’univers politique ne saurait échapper à la puissance des phénomènes émotionnels », aujourd’hui, dans un monde où repères et frontières sont brouillés il ne me semble pas que nous puissions faire l’impasse sur les émotions. Au niveau global, notre système international ne ressemble presque plus voire pas au système international conçu par Thomas Hobbes comme un système où les états, monstres froids et rationnels, s’opposent dans une compétition de puissance. De nouveaux acteurs, de nouveaux vecteurs de puissance, de nouveaux enjeux et de nouvelles réalités font leurs entrées sur la scène internationale. Alors, il me semble nécessaire d’interroger la possibilité que certaines variables de l’ordre des émotions et habituellement ignorées puissent jouer un rôle dans les conflits et processus de paix post-Guerre froide.
J’ai choisi de me concentrer, plus particulièrement, sur l’humiliation, variable mise à l’agenda de recherche des Relations Internationales par Bertrand Badie dans son ouvrage Le temps des humiliés. Ce choix découle du constat que le système international dans lequel nous vivons semble particulièrement laisser place à l’humiliation. Tout d’abord, la compétition de puissance « encadrait » l’humiliation : le rapport de force reléguait au second plan les questions d’identité, de reconnaissance et d’honneur. Cependant, dans un monde où la puissance est débridée, où l’ennemi est diffus, où l’efficacité de la puissance militaire étatique se retrouve parfois mise en difficulté, les enjeux de reconnaissance et de statut se retrouvent propulsés à l’avant des dynamiques internationales. De plus, alors que les relations internationales étaient essentiellement une affaire de diplomates, aujourd’hui dans un monde globalisé et connecté, les individus et les mobilisations sociales ont un poids indéniable. Or, le poids des sociétés donne de l’ampleur aux phénomènes liés à l’humiliation. Le Printemps arabe, véritable soulèvement contre l’humiliation et pour la dignité, illustre à la fois en quoi les sociétés portent ces questions de reconnaissance et de dignité, et, la puissance de ces phénomènes. Enfin, il faut noter que le lexique de l’humiliation inonde les discours médiatiques et politiques. Alors, pourquoi l’humiliation qui est au cœur de l’actualité, et dont on connait l’existence, resterait si peu explorée en Relations Internationales ?
- Votre objectif était de mesurer la pertinence de compléter le prisme ami/ennemi par le prisme humiliation/respect pour comprendre les conflits et les processus de négociations. Pour ce faire, vous prenez deux cas d’étude, celui des pourparlers israélo-palestiniens (1993) et celui des négociations du nucléaire iranien (2015). Votre enquête de terrain vous a amené à rencontrer des acteurs de premier plan des deux négociations. Pourquoi avoir choisi plus spécifiquement ces deux cas ?
Le choix des cas d’étude découle d’un paradoxe qui caractérise ces accords : ils ont été célébrés comme des succès diplomatiques historiques et pourtant ils ont tragiquement échoué dans leur mise en œuvre. Après avoir constaté ce paradoxe il m’est apparu comme évident qu’une variable avait dû nous échapper. Sinon, pourquoi ces accords ont-ils été célébrés comme un pas vers la paix pour finalement revenir à des situations presque plus critiques qu’avant les pourparlers ? Il n’est pas étonnant que certaines négociations internationales n’aboutissent pas, cependant, ce qui est saisissant c’est le fait d’avoir à ce point crié victoire (rappelons tout de même que trois prix Nobel de la paix ont été attribué pour la signature des accords d’Oslo). Ainsi, c’est dans la raison qui nous a poussé à crier victoire que je suis allée chercher l’erreur.
Au lendemain des négociations, c’est selon le prisme traditionnel ami-ennemi que nous avons considéré que c’était des succès diplomatiques. Des ennemis de longue date s’étaient assis autour d’une table et s’étaient accordés sur des principes de base pour établir une relation non-conflictuelle qui tendait vers l’amitié. Or, l’histoire a démontré que ce constat était si ce n’est erroné, du moins incomplet. Par conséquent, il semblerait que le prisme traditionnel ami-ennemi ait été insuffisant pour prévoir les échecs qui allaient suivre la signature des accords. C’est dans cette perspective qu’il m’a semblé légitime de proposer et de mesurer la pertinence d’une grille de lecture complémentaire : le prisme humiliation/respect. Les rencontres avec les acteurs des négociations, qui étaient nécessaires pour étudier une variable aussi subjective que l’humiliation, ont permis de démontrer l’utilité de cette grille de lecture complémentaire et ouvert une réflexion plus générale sur le rôle que peut avoir l’humiliation dans les pratiques internationales.
- Christian Lequesne a récemment dirigé un ouvrage, La puissance par l’image. Les Etats et leur diplomatie publique, dans lequel il est question de la capacité de séduction des Etats. Si la littérature sur le soft power est aujourd’hui bien documentée, la capacité de répulsion d’un État l’est en revanche moins. Parallèlement, si vos travaux ont concerné la variable de l’humiliation dans les relations internationales, ne faudrait-il pas également poser la question de la « stratégie victimaire » d’un certain nombre d’acteurs des relations internationales, qui revendiquent à leur profit des comportements considérés comme agressifs à partir d’humiliations passées ?
Tout à fait ! C’est d’ailleurs, selon moi, le grand danger de l’humiliation… La dernière partie du livre est justement consacrée aux conséquences de l’humiliation qui peut provoquer vengeances, blocages et tensions mais surtout, lorsqu’on sème une humiliation, on court le risque qu’elle soit utilisée.
L’humiliation peut avoir de puissantes vertus unificatrices et légitimatrices et il semble presque naturel que l’humilié exploite l’humiliation en sa faveur s’il le peut. Par conséquent, certains acteurs instrumentalisent ce qu’ils perçoivent comme une humiliation à des fins politiques (plusieurs exemples sont développés dans le livre). Un exemple parlant est l’utilisation, en Iran, par l’Ayatollah Khamenei et les conservateurs de la diabolisation imposée par les États-Unis : ils utilisent la marginalisation de l’Iran par les Américains et la communauté internationale pour se légitimer en s’érigeant en force de résistance. Autrement dit, certains se font porte-paroles de ce qu’ils perçoivent comme une humiliation à des fins politiques et cela est, selon moi, à la fois une stratégie redoutablement efficace et un danger considérable.
Pourquoi l’instrumentalisation de souvenirs d’humiliation pourrait s’avérer particulièrement dangereuse ? L’humiliation est un souvenir particulièrement tenace qui peut être source de blocages et de tensions à long terme. La Chine, qui commémore le siècle d’humiliation et revendique son souhait de guérir les humiliations imposées il y a plus de cent ans, en est à l’image. Or, l’instrumentalisation de l’humiliation vient aggraver cette ténacité et longévité de l’humiliation : comment peut-on oublier que l’on a été humilié lorsque ces humiliations sont commémorées ? Cependant, si trop d’humiliations persistent, se superposent et se répondent, des boucles d’humiliations risquent de s’instaurer et un mode relationnel humiliant-humiliant risque de se systématiser. Ces phénomènes, sont à mon sens, extrêmement dangereux parce que nous avons appris, par la diplomatie, à faire la paix avec nos ennemis, mais peut-on faire la paix avec celui qui nous a humilié ? Sait-on traiter les symptômes de l’humiliation ?
Marie Durrieu, Du conflit israélo-palestinien au nucléaire iranien : l’humilitation, la variable oubliée des négociations, Paris, L’Harmattan, 2021.
Marie Durrieu est diplômée de l’Ecole de la recherche de Sciences Po en relations internationales. Actuellement doctorante associée à l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (IRSEM), enseignante à Sciences Po et à l’Université de Clermont. Elle a reçu un prix scientifique de l’IHEDN pour ce travail de recherche.
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