Et Noursoultan tua Nazarbaïev : l’irreprésentativité d’une capitale comme miroir de la chute de son bâtisseur (BOURDIC-GIRARD – Eurasia Prospective)

Désiré Bourdic-Girard nous livre son analyse sur les événements kazakhstanais à partir d’une approche territoriale des enjeux.

Les récents événements au Kazakhstan illustrent crûment la permanence d’une déconnexion entre élites et peuple, dans le plus grand des Etats d’Asie centrale. Il est curieux de noter que contrairement à des mouvements de protestation analogues dans nombre de pays, le cœur de la protestation n’est pas parti de la capitale, Noursoultan, mais des principales villes provinciales, en premier lieu Aktaou et Janaozen puis Almaty. Si la hausse soudaine du prix du gaz naturel liquéfié est à l’origine de l’embrasement du mouvement, il s’agit bien là d’une révolte jusqu’alors sourde contre le système mis en place par Nazarbaïev. L’éloignement géographique et symbolique entre une capitale artificielle et un peuple en quête de libertés est symptomatique de la faillite de l’autocrate charismatique à assurer un lendemain à son règne sans partage depuis l’indépendance du Kazakhstan en 1991.

Principales villes touchées par les manifestations contre le pouvoir en place, à la suite de la hausse des prix du GNL. Infographie LeMonde.fr[1]

Noursoultan, une capitale déconnectée de sa conception à son changement de nom

Quelques années après l’indépendance, en 1994, le président Noursoultan Nazarbaïev décide d’instituer la capitale politique du Kazakhstan à Akmolinsk, renommée pour l’occasion Astana et actuelle Noursoultan, depuis 2019. Ce déménagement politique est motivé par le souhait de rompre avec le passé soviétique[2] et d’affirmer l’Etat fort que doit être le Kazakhstan, tant au niveau régional que vis-à-vis de sa population[3]. Dès sa conception, cette nouvelle capitale illustre donc en creux un désir de Nazarbaïev de graver son nom dans l’histoire du pays. Son changement de nom a été le véritable passage à la postérité, sous l’impulsion de Tokaïev, le jour même de la démission de Nazarbaïev. Au-delà du développement du culte national, la construction d’Astana vise à développer une cohésion nationale autour de la modernité de l’Etat et de grands monuments symboliques. Considérant l’importance acquise ex nihilo par les grands monuments de la capitale, cette dimension symbolique est un succès pour Nazarbaïev.

En revanche, les dimensions sociale et culturelle ont été largement oubliées du schéma de construction symbolique d’Astana, dont l’empreinte sur la population se borne à ses grands monuments. La capitale est restée de facto essentiellement bureaucratique près de 30 ans après sa construction, en particulier du fait de l’éloignement des grands centres économiques du pays. Ceux-ci sont situés par rapport aux ressources naturelles, et notamment à proximité de la mer Caspienne, dont le Kazakhstan exploite 75% des réserves en pétrole.

Principaux gisements d’hydrocarbures du pays. Infographie Le Figaro.[4]

De plus, le prix prohibitif de l’immobilier et les faiblesses urbanistiques de Noursoultan en font une capitale hors sol, isolant la classe dirigeante (politique et administrative) de la population. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle a été relativement épargnée par les mouvements de protestation secouant le Kazakhstan depuis les premiers jours de l’année 2022. Le fait qu’elle ait été épargnée symbolise l’échec de Nazarbaïev à faire d’Astana une véritable capitale. La ville qui aurait dû être le creuset d’une identité patriotique nouvelle est le symbole de l’absence criante d’unité nationale. La capitale devant réunir des administrations modernes et efficaces témoigne désormais de la méfiance absolue des kazakhstanais envers leurs institutions et leur régime politique.

Le changement de nom de la ville d’Astana en Noursoultan, au départ de Nazarbaïev du palais présidentiel en 2019, accroit encore la rupture entre peuple et élites. La capitale devait rendre hommage à son créateur, dont on déboulonne aujourd’hui les statues et dont le nom est scandé par les manifestants comme responsable de la crise sociale actuelle[5]. Le pouvoir était jusqu’à l’éclatement des premières violences aveugle et incapable de réagir aux tensions sociales entrainées par la hausse des prix du gaz. En témoigne notamment un article publié le 31 décembre 2021 par l’Astana Times, journal de propagande anglophone, vantant le « succès des réformes politiques et sociales » de 2021[6].

L’aveu de l’échec à s’affirmer comme puissance géopolitique régionale de substitut à la Russie

L’autre grand projet de Nazarbaïev, passant notamment par la construction de « sa » nouvelle capitale, est l’affirmation du Kazakhstan comme nouvelle puissance régionale, en substitut à la Russie[7]. Cette volonté s’est traduite d’abord par une place accrue dans les instances intergouvernementales régionales[8], telles que l’OTSC et l’Union douanière eurasiatique. En parallèle, le Kazakhstan a développé de forts liens économiques avec l’Union Européenne, devenue en 2002 le premier partenaire économique du pays[9]. La nouvelle capitale, devant être la vitrine internationale de ce nouvel Etat fort et moderne, se trouve être in fine le village Potemkine ne parvenant plus à occulter aux yeux du monde les faillites internes d’un régime autoritaire[10].

            La volonté la plus crument rappelée à l’ordre est certainement le souhait d’acquérir une relative autonomie économique et géopolitique vis-à-vis de la Russie. Le détachement de la période soviétique est consubstantiel à la construction d’un récit national souhaitée par Nazarbaïev. Cette volonté fut appuyée par la dynamique démographique du pays : les Russes représentaient 46% en 1994, contre 31% en 2003, alors que la part des Kazakhs est passée de 24% à 54% sur la même période[11].  Elle s’est traduite par la décision d’adopter à horizon 2025 l’alphabet latin en remplacement du cyrillique[12], aboutissement d’une volonté politique de « kazakhisation »[13] voulue depuis l’indépendance par le président Nazarbaïev. Le développement plus récent de liens économiques et stratégiques avec la Turquie[14] est une autre illustration du désir de « dérussification » du Kazakhstan, la proximité religieuse entre Kazakhs et Turcs aidant[15].

            La célérité avec laquelle le président Kassym-Jomart Tokaïev a accepté l’aide militaire russe est significative de la permanence de liens stratégiques forts entre les deux Etats. Elle prend ici la forme d’une dépendance militaire du Kazakhstan envers la Russie, heurtant le désir de leadership régional exprimé par le plus grand Etat de l’Asie Centrale. Le débarquement de milliers de soldats russes sur le sol kazakhstanais, avec l’assentiment du pouvoir, est lourd de symboles et une potentielle grave erreur politique commise par le président Tokaïev envers les Kazakhs.


[1] https://www.lemonde.fr/international/article/2022/01/07/au-kazakhstan-ce-que-les-images-montrent-des-emeutes-et-de-leur-repression_6108620_3210.html

[2] Alicheva-Himy, Bakyt. « Kazakhstan : le retour aux origines ? », Outre-Terre, vol. no 12, no. 3, 2005, pp. 253-268.

[3] Bourdic-Girard D., Lavoix Q., L’édification d’une nouvelle capitale comme ciment de l’identité

nationale : les exemples de Noursoultan et Brasilia, Eurasia Prospective, Février 2021. 

[4] https://www.lefigaro.fr/conjoncture/2012/06/18/20002-20120618ARTFIG00859-kashagan-un-defi-petrolier-hors-normes.php

[5] https://www.washingtonpost.com/world/2022/01/05/kazakhstan-fuel-protests-2022/

[6] The Astana Times, Major Events Shaping Kazakhstan in 2021, 31/12/2021, https://astanatimes.com/2021/12/major-events-shaping-kazakhstan-in-2021/

[7] Anne de Tinguy (dir.), Regards sur l’Eurasie. L’année politique 2017 / Les Etudes

du CERI, n° 235-236, février 2018

[8] Naribaev M. « The republic of Kazakhstan and the economic cooperation Organization: present state and future cooperation » Central Asia and the Caucasus, no. 1 (49), 2008, pp. 98-111.

[9] Nazarbayev N., “The Next Chapter in Kazakhstan-EU Relations”, The Wall Street Journal, 8 octobre 2014.

[10] Bourdic-Girard D., Lavoix Q., Les nouvelles capitales, signatures géopolitiques nécessaires qui

prouvent leur insuffisance à combler un manque d’autorité régionale :

les exemples de Brasilia et Noursoultan, Eurasia Prospective, Février 2021

[11] https://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2005/12/30/astana-la-ville-de-l-emir-du-milieu_725787_3208.html

[12] https://www.courrierinternational.com/article/langue-le-kazakhstan-tient-son-nouvel-alphabet

[13] Abiyeva Karlygash. Les enjeux linguistiques et la construction de l’identité nationale au Kazakhstan. In: Revue Russe n°36, 2011. Monde russe et identités. pp. 157-171.

[14] https://www.lemonde.fr/international/article/2022/01/05/le-kazakhstan-opere-un-rapprochement-strategique-avec-la-turquie_6108274_3210.html

[15] https://www.sudouest.fr/international/asie/le-kazakhstan-un-enjeu-dans-la-rivalite-des-grandes-puissances-7587442.php