La neutralité irlandaise est-elle encore tenable? (CORCORAN-EAP)

Ces dernières semaines, l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les exercices navals russes au large de l’Irlande (début février 2022), ont relancé le débat à propos de la neutralité et des capacités de défense de l’île. L’annonce d’un soutien à l’Ukraine, par des livraisons d’équipements et d’armes, faites le 27 février par la Commission européenne, a marqué un tournant non seulement pour l’Union européenne, mais également pour l’Irlande qui, malgré sa neutralité historique, s’est montré financièrement solidaire de cette décision de par son appartenance à l’UE.

La neutralité : identité de la politique extérieure irlandaise

Depuis la fondation de l’État libre d’Irlande en 1922, le pays a toujours maintenu une attitude de neutralité sur la scène internationale. Pour Eamon de Valera (président de la République d’Irlande entre 1959 et 1973), le maintien de la souveraineté de l’Irlande ne pouvait être atteint que par la neutralité. Ainsi, Dublin a maintenu une position de neutralité pendant la Seconde Guerre mondiale. Après la guerre, le pays a résisté à l’adhésion à l’OTAN, aux côtés du Royaume-Uni, en raison du différent sur la reconnaissance de l’Irlande du Nord. C’est à partir de l’accord du Vendredi saint, en 1998, que Dublin a commencé à coopérer avec les missions de maintien de la paix dirigées par l’OTAN (KFOR depuis 1999, ISAF et RSM en Afghanistan), Bien que l’Irlande ait rejoint le Partenariat pour la Paix de l’OTAN comme la Finlande et la Suède, elle a toujours évité l’étape ultime de devenir membre à part entière de l’OTAN.

La question de la neutralité irlandaise fit l’objet de débats lors des référendums relatifs à l’appartenance à l’Union européenne notamment au sujet de la PESCO. Cette question a conduit l’Irlande à préciser sa politique de défense au sein de l’UE par la déclaration de Séville en 2002. «L’Irlande confirme que sa participation à la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne n’affecte pas sa politique traditionnelle de neutralité militaire […] elle n’est liée par aucun engagement en matière de défense mutuelle et ne participe à aucun projet visant à mettre en place une armée européenne. »

Une dégradation progressive de l’environnement stratégique de l’Irlande

L’invasion russe de l’Ukraine qui a débuté le 24 février, a amené l’Irlande à soutenir les sanctions ciblant la Russie et a contribué, à hauteur de 9 millions d’euros (de matériels non-létals : casques, vestes, matériel médical), à l’aide militaire européenne de 500 millions d’euros pour l’Ukraine. Cette invasion a également conduit le gouvernement à s’interroger sur la nature de ses relations avec la Russie. Le vice-Premier ministre Leo Varadkar (membre du Fine Gael, en fonction depuis juin 2020 – cf. photo) déclarait, le 24 février, que « bien que l’Irlande soit militairement neutre, elle n’est pas neutre dans ce conflit […] notre soutien à l’Ukraine est inébranlable et inconditionnel […] cet acte d’agression, sans précédent au XXIème nous renvoie aux sinistres échos d’un passé bien plus sombre. » Concernant les sanctions économiques européennes, une députée du parlement a rappelé que le Financial Services Centre à Dublin, était une « source majeure » du financement de l’économie russe avec 118 milliards d’euros acheminées de là vers la Russie entre 2005 et 2017, soit « la deuxième en Europe après le Luxembourg. »

Au-delà du volet économique, la présence russe militaire se fait de plus pesante dans les espaces aériens et maritimes de l’Irlande. En effet, les récentes intrusions de l’armée de l’air et de la marine russe aux alentours de l’île, ces trois dernières années, ont mis en évidence les faiblesses capacitaires de l’Irlande pour assurer sa propre sécurité.

En premier lieu, et étant donné l’importance qu’occupe l’île en Atlantique Nord au sein du GIUK (ligne stratégique comprenant le Groenland, l’Islande et le Royaume-Uni), l’Irlande s’est inquiété des incursions de bombardiers stratégiques russes Tu-142 et Tu-160 aux abords de ses côtes, comme ce fut le cas les 7 et 11 mars 2020. Ne possédant pas d’avions de combat, et en vertu d’un « pacte secret », l’Irlande a fait appel à la Royal Air Force britannique pour intercepter ces aéronefs.

Ses approches maritimes ont également été visitées, en 2021 et en 2022, par la marine russe. En août 2021, le navire russe « océanographique » Yantar (cf. photo) a été repéré longeant les câbles sous-marins de télécommunications AEConnect-1 (reliant l’Europe aux États-Unis) et Celtic Norse (reliant l’Irlande à la Norvège) au large du Donegal. Par la suite, en janvier 2022, l’Irlande a protesté contre un exercice naval russe à 240 km de ses côtes dans sa zone économique exclusive. L’exercice a finalement été déplacé après que des pêcheurs de Cork aient annoncé vouloir perturber la manœuvre qui se déroulait dans leur zone de pêche.

La nécessité d’une relance de la politique de défense irlandaise

Ces différents incidents, combinés à l’agression russe contre l’Ukraine, ont relancé le débat sur la neutralité de l’Irlande mais également sur sa politique de défense, pour laquelle elle ne dépense que 0,2 % de son PIB.

L’Irlande est de ce fait le dernier budget militaire de l’Union européenne.

Le 24 février, lors d’une session du Dáil (le Parlement irlandais), Leo Varadkar a déclaré « que l’hypothèse selon laquelle personne ne peut nous attaquer, car nous sommes un pays militairement neutre, est erronée […] l’Ukraine était militairement neutre mais elle a été attaqué parce qu’elle voulait politiquement faire partie de l’Occident. » Le 1er mars, sur les ondes de la RTE, il réitérait ses propos en expliquant que l’Irlande devait « réfléchir à sa politique de sécurité » et « s’impliquer davantage dans la défense européenne plutôt que de rejoindre l’OTAN. »

Interrogé sur les capacités de défense de l’île, le vice-Premier ministre a déclaré que l’Irlande devait avoir les moyens d’assurer elle-même sa surveillance aérienne et maritime. Autrement dit, l’Irlande, en tant que démocratie souveraine, doit se donner les moyens d’être pris au sérieux et de faire respecter sa neutralité à l’image de ce que peuvent faire la Suède ou la Finlande en se dotant d’armées modernes. L’actualité récente l’a bien montré : en l’absence de véritables capacités navales, quoi de plus embarrassant pour un pays que de devoir compter sur ses pêcheurs pour protester contre un exercice maritime russe ?

En février 2022, la Commission des forces de défense irlandaises a publié un rapport recommandant au gouvernement de reprendre en main la défense de l’île, afin de faire face aux activités croissantes de la Russie et de la Chine. Concrètement, la Commission suggère d’augmenter les dépenses militaires de +200 % à court terme, d’acheter 12 nouveaux navires pour surveiller la ZEE irlandaise et de créer un escadron de chasse doté entre 12 et 24 appareils pour assurer la surveillance aérienne. Le rapport suggère aussi le recrutement de 10 000 militaires supplémentaires.

Pour bien des Etats membres de l’Union européenne, la neutralité diplomatique et militaire devient bien difficile à tenir.

En Master « Expertise des conflits armés » à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Ronan Corcoran s’intéresse aux questions sécuritaires en Europe du Nord et en Europe orientale. À ce titre, il a travaillé pour les ambassades de France en Lettonie et en Pologne ainsi qu’à l’État-major des armées. @R_Corcoran