Cet entretien est le troisième volet de la série d’analyses que EurAsia Prospective consacre aux élections ukrainiennes. Celui-ci est axé sur les relations de l’Ukraine avec l’Union européenne.
EurAsia Prospective : comment les résultats des élections générales ukrainiennes sont-ils reçus dans les capitales européennes qui ont été en pointe durant ces derniers mois : Berlin, Varsovie, Londres, Stockholm et naturellement Paris ?
Florent PARMENTIER : la tonalité générale est considérée comme positive, puisque ce sont les dirigeants que les Européens ont soutenu ont recueilli, entre la liste du Président et celle du Premier ministre, quasiment la moitié des voix. La faiblesse du taux de participation, au vu du contexte, n’est qu’à peine mentionné par les Européens. Ensuite, naturellement, les différentes familles politiques ont pu exprimer des points de vue contrastés : les partis socialistes et conservateurs d’Europe voient le processus de manière positive, l’extrême-gauche et l’extrême-droite a exprimé bien davantage de réserve.
Ce clivage sera d’ailleurs sans doute de nouveau observé ce dimanche, au moment du vote dans le Donbass, où le PPE (Parti populaire européen – les conservateurs) et le PSE (Parti socialiste européen) critiqueront la tenue de ce vote, ce que de leur côté les partis d’extrême-droite approuveront.
EAP : plusieurs médias européens présentent les résultats du scrutin comme une victoire des « pro-Européens » et comme une défaite des « pro-russes ». Partagez-vous cette grille d’analyse du scrutin ?
FP : Non, elle est bien sûr trop simple, et doit être complétée et amendée. On peut être d’accord sur le fait qu’en termes d’orientation géopolitique, on peut bien évidemment choisir entre une option pro-européenne, qui s’appuierait sur l’adhésion, et une option russe, qui supposerait un rapprochement avec l’Union douanière. Toutefois, comment considérer un parti d’extrême-droite qui rejetterait et la Russie et l’UE dans un même souffle ? Ou des opinions qui verraient bien l’Ukraine jouer un rôle de pont ou de tampon, à la manière de ce que le Président Benes avait tenté de faire avec la Tchécoslovaquie, sans succès ? Aucune de ces quatre options évoquées ne peut-être choisie sans risques. Viktor Ianoukovitch avait annoncé son souhait de signer l’Accord d’association avant de se rétracter ; était-ce un pur calcul politicien depuis le début pour faire monter les enchères, ou un moyen de sécuriser les biens de ses soutiens et de s’assurer d’un soutien européen ? Cette question amène des débats sans fin.
D’autre part, s’agissait-il de l’enjeu central de cette élection ? En réalité, le problème proposé est plutôt celui de la guerre et de la paix, qui traverse la ligne de clivage précédemment évoquée : on peut être pro-européen et pro-paix comme les soutiens de Petro Porochenko, pro-européen et pro-guerre comme les soutiens d’Arseni Iatseniouk, uniquement pro-guerre comme un certain nombre de vétérans, ou pro-paix comme le bloc d’opposition, et d’autres partis qui n’ont pas passé le scrutin.
Si l’orientation géopolitique et la guerre ont dominé ces élections, viendra le moment où la question sociale refera surface, avec l’apparition de nouveaux clivages. Le bloc d’opposition pourrait sortir renforcé à terme d’une cure d’austérité trop grande dans un pays qui a déjà connu une chute de PIB de l’ordre de 7-8%. Attention donc, la grille de lecture suggérée est séduisante parce que simple, mais elle pêche précisément par simplisme, réduisant beaucoup d’éléments pour proposer une explication mono-causale.
EAP : les électeurs ukrainiens ont-ils récompensé la signature du Partenariat avec l’Union européenne et, plus largement, l’activisme de Petro Porochenko à Bruxelles ?
FP : Petro Porochenko a réussi à entraîner de nombreux soutiens européens à sa cause, incontestablement pour sa prise en compte des réalités à l’Est ; mais sa position était inconfortable dans cette situation, puisqu’il est apparu plus modéré que son Premier ministre. Ce dernier doit statutairement se concentrer sur les réformes internes, mais il n’a pas manqué de donner son avis sur la marche à suivre à l’Est. Incontestablement, si l’élection avait eu lieu plus tôt, elle aurait été plus favorable à Petro Porochenko.
Le partenariat a été bien accueilli, mais, d’une certaine manière, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis les premières manifestations à Kiev, il y a près d’un an ; on peut dire qu’assez rapidement, on est passé d’une révolte contre la volte-face du Président ukrainien sur l’Europe à une « révolution pour la dignité », comme l’on surnomme le mouvement en Ukraine. L’idée que l’Ukraine devait être un pays normal, un Etat de droit, a fédéré nombre de citoyens à Kiev pendant des semaines.
EAP : les résultats de ces élections confortent-ils les politiques de voisinage de l’UE ?
FP : pour forcer le trait, on a presque envie de dire que les élites politiques ont affiché leurs ambitions européennes, que les citoyens se sont aujourd’hui en majorité exprimés en faveur de cette option (pour les votants), mais que ce n’est pas forcément le sujet pour la politique de voisinage ; la non-signature de l’Accord d’association a été le prétexte de la révolte contre le système ukrainien, mais l’action de l’UE a été difficilement lisible depuis ; passive parfois, gênée souvent, velléitaire à plusieurs reprises, mais constamment en défaut d’incarnation face à un pouvoir russe mobilisé derrière son Président.
L’Union européenne doit se montrer ambitieuse pour l’Ukraine ; le problème est qu’elle ne peut se désintéresser du Sud – la région est elle aussi instable -, que ses économies sont convalescentes, et que la méfiance envers l’Europe a grandi au sein des opinions publiques. Il faudra faire assaut de pédagogie auprès de l’opinion ukrainienne pour faire avancer des réformes, qui s’avéreront difficiles pour un pays de cette taille avec des intérêts bien en place.
EAP : l’Ukraine peut-elle se passer du soutien des Etats-Unis au moment où plusieurs observateurs estiment que l’aide du FMI devrait être augmentée ?
FP : non, bien sûr, les Etats-Unis sont un acteur important dans la crise actuelle. Ils semblent plus à même que les Européens de s’affirmer, renvoyant les Européens à leur indécision. Ce sont eux qui eux initié et renforcé la politique de sanctions, face à une Europe considérée comme « molle » pour nombre de patriotes et nationalistes ukrainiens et les dirigeants américains eux-mêmes (quelques paroles peu amènes de Victoria Nuland nous l’ont rappelé). C’est oublier rapidement que la politique de sanctions est coûteuse pour les Européens, au contraire des Américains… On est donc loin d’une politique américaine « pure et sans arrière-pensée » face à une politique européenne « munichoise par rapport à la Russie ». Sur le plan économique également, le soutien américain est attendu, d’autant que les défis sont énormes ; le FMI n’est qu’une partie de l’équation, la question de la « capacité d’absorption » de l’aide est également importante, et dépend des acteurs économiques ukrainiens.
EAP : les résultats des élections de dimanche 26 octobre 2014 engagent-ils définitivement l’Ukraine dans la voie d’une adhésion à moyen terme à l’Union européenne ?
FP : la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’UE comporte plusieurs dimensions : l’Ukraine réussira-t-elle sa transformation, nécessaire pour prendre un strapontin ? C’est tout l’enjeu des prochains mandats, pas celui d’un seul jour du scrutin. Mais également, l’Union européenne survivra-t-elle jusque là comme un ensemble cohérent et dynamique ? On connaît la phrase de Paul Valéry, à l’issue de la Première Guerre mondiale, selon laquelle les civilisations savent désormais qu’elles sont mortelles ; les unions d’Etats le savent également. Nombreux sont les dangers qui guettent l’Union européenne, et la ferveur avec lequel le projet est considéré hors d’Europe peut également s’affaiblir, et s’est déjà affaibli ; il n’est qu’à voir le cas de la Turquie, longtemps soupirante aujourd’hui éloignée. Enfin, pour le contexte plus général, peut-on vraiment inclure l’Ukraine au sein de l’UE sans savoir exactement où va la politique européenne vis-à-vis de la Russie ?
Plus que la question de l’adhésion, c’est celle de la mobilisation des énergies européennes qui est importante. On ne peut se contenter, en la matière, de vagues promesses à 15-20 ans ou de prises de position anti-russes sans envergure. Il faut articuler un véritable projet politique, à un moment où l’UE est remise en cause par ses propres opinions publiques, voire par des Etats comme la Grande-Bretagne ou la Hongrie, pour des raisons et selon des modalités différentes. C’est aussi compliqué que nécessaire.