En ce début de février 2017, la Roumanie est le témoin des plus grandes manifestations du pays depuis la chute du despote communiste Nicolae Ceausescu en 1989. De cette mobilisation sociale pour ainsi dire sans précédent, on retient dans la presse internationale la volonté des citoyens roumains de défendre une certaine conception de l’État de droit, dénonçant la corruption bien réelle des élites en place.
L’étincelle qui a provoqué ce mouvement social est connue : les manifestants entendent condamner la dépénalisation des faits de corruption voulue par la majorité en place (un gouvernement de coalition dominé par le centre-gauche), proposée lors d’une séance du Conseil des ministres le 18 janvier dernier, et retirée depuis. L’un des paradoxes réside sans doute dans le fait que ces manifestations n’arrivent pas face un gouvernement à bout de souffle, puisque ce mouvement a émergé moins de mois après les dernières élections législatives.
Si le décret controversé a finalement été retiré sous la pression populaire le 4 février, le mouvement n’a pas pris fin à cette occasion ; il connaît ses évolutions propres, s’émancipant de sa cause immédiate. Le cas présent manifeste l ‘exaspération croissante des citoyens contre la corruption des élites, faisant ainsi écho à d’autres manifestations en Europe orientale, et rappelle combien l’ancrage européen sert de catalyseur de changement.
Le mouvement auquel nous assistons se réduit-il pour autant à la lutte entre des forces de progrès contre l’obscurantisme des gouvernants ?
Démobilisation dans les urnes face à une corruption rampante
L’exaspération des populations contre les élites (politiques, journalistiques, économiques…) monte aussi bien dans les nouvelles démocraties que dans les plus enracinées. La Roumanie n’échappe pas à ce phénomène.
Dans ce cadre, les grandes manifestations roumaines ne doivent pas être interprétées sous un angle purement politicien, conjoncturel. Bien sûr, il convient de rappeler que la Roumanie vit actuellement une phase de cohabitation entre le Président de centre-droit Klaus Iohannis (qui a participé aux manifestations) et un premier ministre du Parti social-démocrate (PSD), Sorin Grindeanu, qui vient d’être nommé à ce poste il y a tout juste un mois, après les législatives du 11 décembre dernier. À cette occasion, le PSD avait obtenu 45 % des suffrages exprimés, une victoire éclatante si elle n’était pas entachée par une participation anémique – de l’ordre de 40 %.
En fin de compte, ce parti combinant une orientation sociale (hausse des salaires, des retraites, création de programmes sociaux), une orientation nationale (sans être anti-européenne) et une forme de conservatisme social (relations suivies avec les autorités orthodoxes, valeurs familiales traditionnelles), n’a obtenu le soutien que de 18 % du corps électoral.
La mauvaise réputation du PSD ne remonte pas à quelques semaines, elle est de fait enracinée dans la période initiale de la transition. Ce parti est l’héritier du Front du salut national, qui a pris la direction du pays le 22 décembre 1989, ainsi que le contrôle de la structure, des ressources et des biens du Parti communiste roumain (dissout), de la Securitate (la police politique) et des médias (dont la télévision). Ses participants ont pu accumuler les ressources lors des premières années de la transition, d’où résulte l’alliance étrange entre des affairistes et un électorat socialement défavorisé. Les dirigeants du PSD, dont l’ancien Président Ion Iliescu est Président d’honneur, n’ont pas manqué d’être touchés par les accusations de corruption, même s’ils n’ont pas le monopole des affaires.
À ce titre, il faut d’ailleurs noter que le premier ministre n’est pas le chef du Parti qui est arrivé en tête pour la bonne et simple raison que ce dernier, Liviu Dragnea, a été empêché de le devenir pour des faits de fraudes électorales lors du référendum du 29 juillet 2012 sur la destitution du Président Basescu (invalidé en raison d’une participation insuffisante). Le précédent président du Parti, Victor Ponta, ancien Premier ministre de mai 2012 à novembre 2015, avait lui-même dû faire face à des accusations de corruption, d’évasion fiscale, de complicité de blanchiment d’argent et de conflit d’intérêts. Les exemples sont nombreux.
Derrière les manifestations, les conflits sociaux
C’est dans ce contexte politique qu’il faut comprendre les manifestations actuelles : la capacité des citoyens à contourner en grande partie les normes juridiques en vigueur, à suivre d’autres modèles de comportement pour échapper au cadre du système communiste n’a pas été effacée sous le postcommunisme, et ce malgré l’alternance politique. Selon le philosophe hongrois G. M. Tamas, nous assistons en réalité à une manifestation de la jeune classe moyenne motivée sans doute par la lutte contre la corruption, mais également par un mépris fondamental contre l’électorat du PSD, composé pour une bonne part de retraités de catégories populaires et défavorisées.
Des clivages réapparaissent entre villes et campagnes, régions avancées (Transylvanie) et moins avancées (Moldavie et Valachie), etc. La lutte contre la corruption est un moyen pour les classes moyennes urbaines de bénéficier de nouvelles opportunités économiques liées au besoin de transparence des investisseurs internationaux, venant pour l’essentiel des pays de l’Union européenne.
La continuation des manifestations en dépit du retrait du décret est donc à la fois le fruit d’une lutte anticorruption et de conflits sous-jacents au sein de la société roumaine, que l’on peut retrouver dans d’autres pays.
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