Laurent CHAMONTIN est membre du Conseil scientifique du Diploweb depuis 2018. Professeur associé de géopolitique à l’ESCE.
Né le 21 décembre 1964 à Marseille, il exerce son activité d’écrivain, spécialiste des républiques ex-soviétiques en parallèle de ses activités de réalisation de projets industriels.
Les élections présidentielles ukrainiennes se tiendront quelques semaines avant les élections européennes de mai 2019. On se souvient que le renforcement des liens entre Ukraine et Union européenne avait été au centre des manifestations de Maïdan en 2013. Quel est aujourd’hui l’état des relations entre l’Ukraine et l’Union?
Cyrille BRET : le 31 mars 2019 le premier tour des élections présidentielles aura lieu en Ukraine. Quels sont les candidats et les forces en présence ?
Laurent CHAMONTIN : la liste définitive des candidats ne sera connue qu’au début de février. Pour l’instant, le président sortant, Petro Porochenko (cf. photo), n’a pas confirmé qu’il se représentait ; néanmoins, on peut considérer que cette éventualité est très probable. Quant à l’ancien Premier Ministre Ioulia Timochenko (cf. photo), sa candidature ne fait pas de doute.
Il y aura aussi Youri Boïko, qui représentera la mouvance pro-russe de l’ancien Président Viktor Yanoukovitch. Parmi les autres candidats, fort nombreux, certains peuvent espérer créer la surprise et arriver au second tour. C’est le cas par exemple de Volodomyr Zelenskyi(cf. photo), un célèbre acteur et animateur de télévision.
En tout état de cause, le tournant stratégique pris lors de la révolution de 2014, en direction de l’Europe et de l’OTAN, ne devrait pas être remis en cause à l’occasion de cette élection. À ce stade, la présence du candidat pro-russe au second tour ne peut pas être exclue, mais sa victoire est improbable.
À ce sujet, il faut bien voir que nous sommes à un tournant : la révolution et la guerre avec la Russie ont contribué à une transformation profonde de l’identité ukrainienne. Le professeur Plokhii, de l’université de Harvard, prédit la disparition, au moins partielle, du fameux clivage qui opposait un Est pro-russe et un Ouest pro-occidental, suite à cette recristallisation.
Un dernier mot sur l’extrême-droite : elle restera à un niveau très faible – de quelques pourcents tout au plus, même en cas de présentation d’un candidat unique. Cela vaut aussi pour les législatives à suivre en Octobre.
Cyrille BRET : Quel est le bilan de Petro Porochenko ? Et quelles sont ses chances de réélection face à Ioulia Timochenko ?
Laurent CHAMONTIN : l’un des problèmes du président sortant est celui de la visibilité des réformes. En cinq ans, celles-ci ont progressé dans tous les domaines (justice, police, santé, éducation, banque, secteur gazier…). Ceci a conduit à l’amélioration de la perception de l’Ukraine par les milieux économiques, mais le changement reste encore peu visible pour un public toujours très mobilisé, impatient, qui voit par contre se profiler la hausse du prix du gaz convenue avec le FMI.
Chacun peut voir par ailleurs qu’il reste beaucoup à faire, en ce qui concerne le démantèlement du système oligarchique et la modernisation de la vie publique. Cette usure du pouvoir, accélérée par le contexte ukrainien, peut faire le jeu de Ioulia Timochenko. Cela dit, celle-ci pâtira aussi du discrédit qui frappe la vie politique en général : au bout de 20 ans de carrière politique, elle ne peut en effet apparaitre comme une figure nouvelle. Petro Porochenko peut par ailleurs se targuer d’un bilan honorable en ce qui concerne la conduite du conflit asymétrique avec la Russie.
La cohésion de l’Ukraine a été préservée pour l’essentiel, et la situation militaire est relativement stabilisée, ce qui a nécessité des compromis difficiles entre fermeté et prudence. La posture de chef de guerre adoptée par le président sortant face au blocus rampant du littoral ukrainien de la mer d’Azov peut bien sûr lui bénéficier politiquement ; cependant, c’est bien l’effet et non la cause de l’ouverture du front, comme certains commentateurs pressés le laissent entendre.Il faut encore mentionner les retombées de la création de l’Église Ukrainienne Autocéphale, dans laquelle Porochenko, lui-même de confession orthodoxe, s’est fortement engagé. Il apparait ainsi comme un bâtisseur de l’identité nationale. Au total, il est peut-être en train d’amorcer une remontée. Le dernier sondage en ma possession le montre qualifié pour le second tour face à Ioulia Timochenko. Cependant, cette dernière parait pour l’instant mieux placée pour la victoire finale.
Cyrille BRET : Quelle sera la place de l’UE dans ce scrutin ? Et quel impact pourra-t-il avoir sur les élections européennes de mai 2019 ?
Laurent CHAMONTIN : l’orientation prise en 2014 est probablement irréversible, d’une part, parce que l’Ukraine ne reviendra pas de son propre chef dans la sphère d’influence russe, d’autre part, parce qu’elle n’a d’autre choix que de se rattacher à l’Europe. Un sondage de Décembre montre que 58,3% des ukrainiens voteraient pour l’adhésion à l’UE en cas de référendum.
En pratique, l’État est contraint de se moderniser, car il est pris en sandwich entre deux forces irrésistibles : la société civile, dont la pression ne retombe pas, et les institutions internationales (UE, BERD, FMI…), qui réussissent à faire progresser les mesures de modernisation qu’elles préconisent, malgré des oppositions intestines parfois très sérieuses. Au total, le processus de réformes est peu susceptible d’être interrompu ou même infléchi, quel que soit le vainqueur du scrutin.
Pour ce qui concerne les élections européennes, je n’imagine pas à ce stade que la vie politique ukrainienne puisse les influencer de manière significative. Il faudrait pour cela que le conflit à l’Est connaisse une nouvelle escalade militaire. Cela dit, la pression exercée par la Russie en mer d’Azov ne permet pas d’exclure complètement cette éventualité.