Lawrence d’Arabie : une figure symptomatique de la politique européenne au Moyen-Orient (Kevin THIEVON)

Le traité de paix signé à Versailles en 1919 aura cent ans le 28 juin prochain. Ce traité refléta les ambitions britanniques et françaises en traçant les contours d’un Moyen-Orient nouveau. Lawrence d’Arabie, à la fois correspondant du Foreign Office et conseiller de la délégation arabe pour les négociations, tenta pendant cinq mois d’atténuer du mieux qu’il put la trahison que lentement voyaient poindre les Arabes, et dont il fut lui-même un des principaux artisans. Cet homme, que Churchill présentait comme « l’un des êtres les plus extraordinaires de son temps », a donc joué un rôle important dans l’histoire des relations entre ces deux régions. Et à y regarder de près, il est facile de voir en lui le symptôme d’une Europe qui, à la lumière des liens qu’elle entretient avec cet « Orient compliqué[1] », peine à définir aujourd’hui la nature de son action dans la région.

Lawrence fut un passionné qui voulait tout à la fois. Il a risqué sa vie et jusqu’à son honneur pour la révolte arabe (1916-1918) en même temps qu’il approuvait l’impérialisme britannique. Les insuccès des revendications arabes a couronné de doutes cet homme dont la volonté plurielle a beaucoup perdu à vouloir trop. C’est en cela qu’il est emblématique d’une Europe de bonne volonté, aussi ambitieuse qu’ambigüe.

Une révolte encouragée par les Européens

En décembre 1914, Lawrence devient agent de liaison pour les renseignements britanniques au Caire. En 1915, la correspondance[2] entre Hussein et McMahon sur l’avenir des pays arabes dressent les espoirs d’une grande nation panarabe, héritière de la Nahda. Ce mot, qui signifie en arabe « réveil » ou « essor », a donné son nom à un mouvement de renouveau culturel, politique et religieux qui a traversé le monde arabe à la fin du XIXe siècle et jusqu’au début du XXe. Les Européens, qui combattent les forces de la Triple Alliance en Orient et dont l’Empire Ottoman en est le premier auxiliaire, voient dans ce « réveil » l’occasion de dresser les Arabes contre les Turcs – les massacres perpétrés par les Turcs en 1915 à Damas contre des notables syriens achèveront de nourrir ce soulèvement.

La révolte arabe est lancée en juin 1916 ; Fayçal, l’un des fils de Hussein, en deviendra par le souhait de Lawrence le leader naturel. En octobre, Lawrence est envoyé dans le Hedjaz – flanc ouest de l’Arabie saoudite actuelle, qui borde la mer rouge – où une mission militaire française dirigée par le colonel Brémond est déjà sur place. Les Français ne veulent pas laisser les Britanniques agir seuls  dans ce qui s’apparente de plus en plus à une prise de contrôle stratégique de la région. Lawrence fera croire aux Arabes que sa présence est une demande des Britanniques alors qu’il a déjà persuadé les Britanniques que sa présence était requise par les Arabes : son double jeu a commencé. En juillet 1917, Lawrence reprend avec Fayçal le port stratégique jordanien d’Aqaba – qui servira de base de soutien pour la Royal Navy. Il prend Jérusalem fin 1917 avec le général Allenby, puis Damas enfin, avec Fayçal, en octobre 1918.

La révolte arabe aboutit finalement à Alep avec l’arrivée de Fayçal en novembre. Le futur roi prononce alors un discours fort sur la notion d’arabité qui surprend par sa lucidité au regard des conflits d’aujourd’hui : « les arabes étaient arabes avant Moïse, Jésus et Mohammed, […] celui qui vise à introduire le désaccord entre le musulman, le chrétien et le juif n’est pas arabe ». Lawrence, guidé par son propre désir moral, avait vu juste en choisissant Fayçal : les Européens ont tiré les bonnes ficelles . D’abord parce que les Arabes ont chassé les Ottomans de la péninsule arabique, du Levant et jusqu’au sud de l’Anatolie – la victoire finale de la Triple Entente sur la Triple Alliance suivra de quelques jours la prise d’Alep. Ensuite parce qu’une autre victoire, moins formelle cette fois, va naître de cette révolte : Britanniques et Français, maîtres de la zone, vont pouvoir prendre le contrôle stratégique – économique et politique – de cette région au prix d’une certaine déloyauté .

Une Europe vorace et dispersée qui se partage le Moyen-Orient

En 1919 à Paris, à l’heure des grandes décisions sur l’avenir politique de la région, l’idée de Lawrence est simple : faire reconnaître le gouvernement Fayçal en Syrie avec le soutien du président américain Wilson. Mais les promesses[3] d’indépendance faites à Hussein ne seront pas tenues par les Européens et n’auront d’autre attribut que d’exhiber leur « trahison » faite aux Arabes[4]. C’est l’effet des accords Sykes-Picot, conclus secrètement en mai 1916, et prévoyant la mise sous tutelle des possessions ottomanes au Moyen-Orient, qui vient contrecarrer les revendications arabes. Et les conclusions qui seront gravées dans le marbre en 1920 avec la conférence de San Remo et le traité de Sèvres s’opposeront à la notion du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Fayçal sera donc logiquement battu par les français en 1920 et devra quitter Damas. Les Britanniques, pour garder leur influence dans la région, profiteront de cette guerre afin de compenser les déconvenues de Fayçal en lui confiant le trône d’Irak. En somme, la France reprend les mandats syrien et libanais alors que les mandats de Palestine et de Mésopotamie (Irak) reviennent aux mains des Britanniques – à cela s’ajoutent des zones d’influence dont la Transjordanie fait partie au bénéfice de la Grande-Bretagne.

Lawrence s’est perdu dans ses volontés – et ses aspirations morales – alors que son action multiforme, devenue un non-sens, a bénéficié à l’expansionnisme franco-britannique. Le recul historique permet de voir facilement que cette mainmise de la Grande-Bretagne et de la France a contribué à une instabilité continue de la région Moyen-Orient. Un exemple est celui de la révolution nationaliste irakienne de 1958 qui renversa le trône d’Irak à la main du petit-fils de Fayçal – car soumis à la volonté britannique. De cette mainmise, le conflit israélo-palestinien en est peut-être le résultat le plus tristement visible aujourd’hui. Dès la création de l’Etat d’Israël, les Britanniques, acteurs de la cause sioniste depuis la déclaration Balfour de 1917, ont distingué les Arabes des Juifs sur les registres de recensement et attisé encore ainsi les tensions entre ces deux peuples – la cohabitation devint alors impossible. Et l’on pourrait poursuivre assez facilement la liste des conséquences de la période 1916-1920 sur les pays arabes.

Aujourd’hui, la Jordanie est la seule héritière de la révolte arabe puisque toujours gouvernée par un roi Hachémite – l’arrière-petit-fils du chérif Hussein. Les autres pays de la région – Syrie, Palestine, Irak, Egypte, etc. – n’ont cessé d’être disputés par les Européens au nom de leurs zones d’influence de l’époque : quand on exerce quelque pouvoir, il est bien difficile de s’en défaire gracieusement. La période 1916-1920 donne donc des pistes précieuses pour comprendre la complexité de lecture du Moyen-Orient actuel et l’ambiguïté européenne que figurent les ambitions de Lawrence d’Arabie.

Dans la tête d’un joueur de poker

L’ingénieuse stratégie de Lawrence a donc échoué : « il était évident dès le début que, si nous gagnions la guerre, les promesses faites aux Arabes ne seraient que chiffons de papier […] mais je m’apaisais avec l’espoir que, en conduisant follement ces arabes jusqu’à la victoire finale, je les installerais dans une position si solide que l’opportunisme conseillerait aux grandes puissances un juste règlement de leurs revendications[5]». Quand Lawrence, derrière sa dévotion pour le nationalisme arabe, vient également défendre les fondements de l’impérialisme anglais[6], il prépare lui aussi la partition d’une région qui connaîtra bien des chaos. Ainsi, la belle intention aux prétextes appuyés – une culture démocratique et une volonté pacificatrice – vient buter sur des revendications d’identité qui, forcées de se taire, provoqueront ressentiments et crises pendant tout le siècle.

Nombre d’historiens et de commentateurs ont cherché à « classer » Lawrence dans la catégorie du traitre ou dans celle du génie. La vérité est qu’il fut « trop complexe[7]» et que sa géopolitique comme sa vie – qu’il a vécue libre et détaché des considérations de grade, de réussite, ou de ce tout qui range un homme – ont été affaire de pulsions. Et c’est ce qui caractérise l’Europe d’aujourd’hui, instinctive, sans vision, réduite à des traités qui la sanglent trop fort et à des accès de fièvre qui la rendent épileptique.

Mais la politique émotive de la bonne intention ne suffit pas. Penser à la place de l’autre, ce que Lawrence a fait, est un jeu nuisible. Le Moyen-Orient attend autre chose de l’Union européenne au XXIe siècle : qu’elle clarifie son action et ses ambitions pour la région. Car la question de l’ingérence trouve son point d’orgue dans la communauté de destin qui lie ces deux parties du monde. Les stigmates de la révolte arabe trahie, pour certains encore visibles aujourd’hui, peuvent en témoigner.

 Se défaire d’une ambition d’absolu

Refuser l’ingérence ne veut pas dire anti-interventionnisme de principe car cette idée n’a aucun sens ici : les migrations, les guerres civiles et crimes de guerre, le terrorisme sunnite et le « croissant chiite », les réserves d’hydrocarbures, tous ces sujets en attestent et nous concernent. Cette région ne dispose pas toujours des ressources économiques suffisantes – pénurie d’eau, de produits alimentaires et explosion démographique – ni d’institutions suffisamment solides – comme en Syrie, au Yémen, en Irak – pour faire face à ces crises. En cela, l’Europe doit participer de l’aide humanitaire et jouer en même temps un rôle d’arbitrage dans la résolution des conflits. Mais, comme Lawrence et l’Europe d’alors, Bruxelles joue aujourd’hui – dans son discours – sur tous les tableaux. Et à vouloir jouer partout, on devient soit expansionniste en imposant un mode démocratique européen pas toujours compatible avec ces pays, soit on court le risque de ne jouer nulle part. Quand Donald Tusk, président du Conseil, invite l’UE et la Ligue arabe à ne pas laisser de place « à des puissances mondiales loin de notre région [8]» – à savoir Chine et Russie –, qui peut dire clairement la position qu’il compte tenir au Moyen-Orient ? Ingérence déguisée dans les affaires politiques ? Apport d’aides économiques diverses ? Dans quel pays, quelle faction ? Rien de tout cela ? Voilà ce qu’il faut clarifier.

Lawrence, en écrivain-artiste, avait sûrement le goût de l’œuvre bien faite. Mais Bruxelles n’a pas profession d’artiste. Bruxelles n’a pas à jouer de sa diplomatie pour la beauté du geste. Il en va de la légitimité de la voix européenne sur la scène internationale. Il en va de la survie des démocraties et de l’Etat de droit. La bonne intention dispense de culpabilité et donne le champ libre aux pulsions. C’était le trait de Lawrence dont il faut se défaire.

Trouver enfin une place de raison

Les Européens doivent éviter l’ambiguïté qui peut nourrir l’ingérence – et déposséder lentement un pays de sa souveraineté –, ou légitimer un régime autoritaire. L’exemple de l’Egypte est éclairant pour ce second point : Emmanuel Macron affirme en janvier devant le président Sissi que les droits de l’homme et la sécurité vont de pair ; un mois plus tard, après avoir fait pendre des présumés coupables de crime contre un juge, le président égyptien apparaît comme l’interlocuteur numéro un de Donald Tusk et de Jean-Claude Juncker lors du sommet UE-Ligue arabe – à la suite duquel il sort naturellement renforcé. Jouer double c’est, comme Lawrence il y a cent ans, dire oui à tous les partis, s’immiscer dans le destin d’un pays – d’un peuple, en l’occurrence –, et ne voir que ses intérêts propres. C’est tenir un double discours fait de passion sans action – stupeur partagée après l’assassinat de Khashoggi mais aucune décision prise – ou d’action spontanée sans feuille de route – mesures coercitives unilatérales destinées à la protection des syriens mais aux effets humanitaires dévastateurs[9].

L’Europe n’est pas l’Orient et elle n’a pas à décider de ce là-bas. Jugeons-la cependant à l’aune d’un discours clair, vrai et disposé à apporter de l’aide. Pas de passionnel mais du raisonnable. Pas de bonne volonté qui annonce sans rien faire mais des propos assumés et portés tant que possible par une voix unique. Le sujet brulant des migrations en est le meilleur exemple et le plus beau défi pour les élections qui viennent. Lawrence avait en lui une soif d’absolu et menait hors de lui une quête impossible pour trouver sa place au monde. Si l’Europe abandonne cette dichotomie, elle aura beaucoup à gagner. Et le Moyen-Orient aussi.

Car enfin, il est bon de le rappeler, l’Europe est encore entendue. Elle apparaît de plus en plus, au milieu des Russes, des Chinois et de l’Amérique de Trump, comme la seule voix raisonnable et mesurée que cette région attend. C’est notamment ce qui ressort de la conférence organisée par le Baghdad Policy Club en janvier dernier à Bagdad[10]. Parrainée par le Premier ministre irakien, cette conférence a présenté l’Europe comme première tenante de l’Etat de droit et unique force extérieure capable de stabilité. Certainement prétentieuse, peu pragmatique, l’Europe demeure néanmoins l’un de ces phares qui tiennent encore debout pour signaler aux marins du monde l’emplacement des rochers qui affleurent.

[1] De Gaulle, dans ses mémoires : « Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples. Je savais que, au milieu de facteurs enchevêtrés, une partie essentielle s’y jouait. Il fallait donc en être. »

[2] Hussein Ben Ali est chérif de la Mecque, futur roi autoproclamé du Hedjaz et instigateur de la révolte arabe. Sir Henry McMahon est Haut-commissaire britannique en Egypte de 1915 à 1917.

[3] Accords Hussein-McMahon susmentionnés.

[4] Le terme d’indépendance fut galvaudé : pour les français et les anglais, il était entendu par ce mot la fin de la tutelle turque et non une indépendance totale.

[5] Thomas Edward Lawrence, « Les sept piliers de la sagesse », 1926.

[6] Lawrence reconnaît qu’une « période mandataire transitoire est un passage obligé », d’après Henry Laurens, « Lawrence en Arabie », 1992.

[7] Par Michel Renouard, dans sa biographie sur Lawrence d’Arabie, 2012.

[8] Déclaration faite lors du sommet entre la Ligue Arabe et l’Union européenne en février 2019.

[9] Lire les travaux du rapporteur spécial de l’ONU Idriss Jazairy, octobre 2018.

[10] Conférence qui a rassemblé de nombreux chercheurs internationaux spécialistes de la région. Lire la note de l’ancien ambassadeur de France Michel Duclos, « Lettre de Badgad », Institut Montaigne, janvier 2019.