Forum de l’Arctique 2019: l’analyse (MERED pour Eurasia Prospective)

Mikaa MERED, professeur de géopolitique des pôles Arctique et Antarctique à l’ILERI, répond aux question d’EurAsia Prospective sur le dernier forum de l’Arctique qui s’est tenu du 8 au 10 avril 2019 Saint-Pétersbourg en Russie.

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Mikaa Mered est professeur de géopolitique des pôles Arctique et Antarctique à l’Institut Libre d’Étude des Relations Internationales (ILERI) et chargé de cours en géopolitique et relations internationales à NEOMA Business school. Il est membre du groupe d’experts en humanités et sciences sociales du Comité Scientifique pour la Recherche Antarctique, expert-évaluateur auprès de la Commission européenne, et préside le Cluster Polaire Français. Sa dernière note sur les enjeux énergétiques et des métaux rares en Arctique pour l’IFRI est disponible ici : Mered IFRI

EAP : le Forum de l’Arctique vient de se tenir à Saint-Pétersbourg. Quels sont les objectifs et la portée de cet événement ?

Le forum international « Arctique : Territoire de dialogue » qui s’est tenu du 8 au 10 avril à Saint-Pétersbourg est le cinquième du nom. Il est organisé par le gouvernement fédéral russe tous les deux ans. Ce Forum constituait une étape importante dans le processus de diagnostic des forces en présence en Arctique et dans l’établissement des objectifs pour la prochaine présidence tournante du Conseil de l’Arctique, que la Russie assumera de 2021 à 2023, et de la stratégie arctique renouvelée qui devrait être publiée en cette fin d’année 2019.

Les objectifs de cet événement étaient donc multiples. Tout d’abord, il s’agissait pour la Russie de réaffirmer non pas son intérêt pour l’Arctique mais bien sa position dominante.

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Ensuite, ce Forum a permis à la Russie de faire dialoguer des acteurs qui ne se rencontrent pas souvent, et pas à cette échelle : à savoir des ministres et chefs de services fédéraux d’un côté, des gouverneurs et exécutifs locaux des régions arctiques et subarctiques de Russie, des start-ups arctiques, des chambres de commerce régionales de l’Arctique russe, finlandais, suédois et norvégien, des universitaires et de grands capitaines d’industrie tels que les PDG de Gazprom, Novatek ou encore Rosatom.

Dans cette lignée, l’un des objectifs principaux était de faire la promotion des multiples niches fiscales créées au niveau fédéral comme dans les régions de l’Arctique russe, ainsi que des nouveaux mécanismes de partenariats publics-privés nouvellement appliqués, afin d’attirer des investisseurs privés russes comme internationaux pour financer les ambitions arctiques de la Russie.

Enfin, le dernier objectif était de permettre à Vladimir Poutine et Serguei Lavrov d’organiser des sommets dans le sommet avec leurs homologues scandinaves (Islande, Norvège, Finlande, Danemark, Russie), ainsi qu’avec des ambassadeurs pour l’Arctique d’autres pays tels que le Canada, la Pologne ou la Corée du Sud, afin de faire passer des messages d’ouverture et de dialogue et d’afficher la Russie dans une perspective de rassemblement afin de réduire les tensions et de bénéficier de l’atonie de l’administration américaine en Arctique.

En revanche, la portée internationale de l’événement fut moindre qu’espérée, la faute à des panels composés à 90% d’intervenants russes, provoquant un désintérêt des grands médias internationaux pour l’événement malgré la présence, lors de l’unique session plénière, de 5 chefs d’État et de gouvernements sur les 8 que comptent l’Arctique. Si Bloomberg, Reuters et Les Echos ont bien participé à l’événement, le gros de la couverture fut l’œuvre des médias russes, avec en tête TASS, RT, Forbes Russia et Sputnik.

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EAP : quelles sont les principales conclusions que vous avez tirées de l’intervention du président russe sur l’Arctique?

Il y a trois éléments principaux à retenir. Tout d’abord, Vladimir Poutine a fait sien le concept d’exceptionnalisme arctique, c’est-à-dire l’idée que la coopération régionale en Arctique parvient à se maintenir à un bon niveau qualitatif et quantitatif, malgré les dissensions et tensions explicites existant par ailleurs (Crimée, Syrie, Venezuela, ingérences, etc…). Et au-delà du Président russe, le discours général tournait vraiment autour de la préservation du dialogue au sein des trois principaux organes de coopération régionale : Conseil de l’Arctique, Conseil Arctique Euro-Barents, sans oublier le Forum Nordique auquel la Russie donne une importance toute particulière.

Ensuite, Vladimir Poutine a développé un propos nouveau sur les questions environnementales. S’il conteste toujours que l’Homme soit le principal responsable du réchauffement climatique, il a cependant insisté sur la transition énergétique à l’échelle globale en relevant un paradoxe. D’un côté, « l’Arctique se réchauffe 4 fois plus vite que le reste du monde. Pour nous, ça change beaucoup de choses ». Cependant, « on parle de transition énergétique mais nous ne voyons pas le monde changer radicalement. Nous développons nos énergies renouvelables mais nous ne voyons pas le monde abandonner les hydrocarbures ». La Première ministre norvégienne, Erna Solberg, lui a d’ailleurs emboité le pas : elle a plaidé pour « l’organisation d’une transition du charbon vers le gaz ». Cela n’est toutefois pas étonnant tant la compétitivité du gaz en Arctique est établie chez les deux voisins.

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Troisième point : Vladimir Poutine a su tourner à son avantage l’atonie de l’administration Trump vis-à-vis de l’Arctique et du réchauffement climatique. C’est là un angle d’attaque nouveau et, si M. Trump venait à être réélu, nul doute que la présidence russe du Conseil de l’Arctique à partir de 2021 serait ainsi tournée vers la mise à profit de ce manque d’investissement américain dans la région.

EAP :  quels sont les principaux enjeux militaires de l’Arctique pour la Russie? Pour l’Europe ?

Les principaux enjeux militaires de l’Arctique pour la Russie sont au nombre de trois.

Premièrement, un enjeu de sûreté ; donc défensif. Il s’agit d’assurer le contrôle direct de son espace arctique maritime et aérien.

Deuxièmement, un enjeu de sécurité : il s’agit, toujours dans son espace arctique maritime, de rassurer les investisseurs en développant des capacités de recherche, de sauvetage et de dépollution en mer, afin que ces-derniers ne considèrent plus ces éléments comme des barrières à l’investissement en Arctique.

Troisièmement, un enjeu de déni d’action et d’accès en Mer de Barents et Mer de Norvège. À mi-chemin entre le défensif et l’offensif, cet enjeu consiste en une projection maritime et aérienne russe depuis sa frontière arctique occidentale jusqu’au GIUK dans le but de limiter la capacité de contrôle des forces de l’OTAN dans cette zone qui détermine l’accès vers et depuis l’Océan Arctique. C’est aujourd’hui la seule zone de l’Arctique où une forme de confrontation s’est installée entre, d’un côté, la Russie qui cherche à limiter l’accès de l’OTAN à l’Arctique central, et de l’autre, l’OTAN qui cherche à limiter l’accès de la Russie à l’Atlantique Nord. Il est à noter, par ailleurs, qu’on ne retrouve pas le même phénomène de déni mutuel d’accès et d’action en Mer de Béring. La coopération russo-américaine y est fragile, mais bien existante tout de même sur une base pragmatique.

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EAP : quels sont les principaux enjeux économiques de l’Arctique pour la Russie? Pour l’Europe?

Ils sont bien trop nombreux pour entrer dans le détail de chacun. Contentons-nous d’énumérer pêle-mêle les secteurs d’activités considérés comme d’importance tant par la Russie que par ses voisins arctiques : construction, hydrocarbures, énergies renouvelables, minerais et métaux rares, bois, pêche, transport maritime, tourisme, data centers, spatial, industrie de défense…

Il faut bien comprendre que le marché Arctique n’est ni nouveau ni petit comme on pourrait l’imaginer de prime abord. Si l’on se limite à une définition conservatrice de la « zone économique Arctique » telle que celle du Programme de surveillance et d’évaluation de l’Arctique (AMAP) du Conseil de l’Arctique, le produit régional brut de l’Arctique représentait 443 milliards de dollars U.S. en 2010, déjà ! Selon une étude publiée fin 2018, le produit régional brut de l’Arctique sur la période 2010-2015 a crû en moyenne de 2,9% par an, porté par la croissance de l’Arctique russe qui, à lui seul en 2015 a enregistré une croissance de 5,95% par rapport à 2014 ; et ce, malgré les sanctions internationales imposées contre la Russie. Notons d’ailleurs ici une disparité très nette entre la forte croissance de l’Arctique russe (3,38% par an en moyenne sur la période) et la décroissance de l’arctique nord-américain (-1,02% par an en moyenne sur la période).

L’Arctique est donc aujourd’hui un marché émergent comme les autres que les russes parviennent à capter sans états d’âme, et le Forum International Arctique de Saint-Pétersbourg l’a rappelé.

EAP : l’Arctique est-il le grand oublié des politiques européennes? et de la campagne des élections européennes?

Non, l’Arctique fait l’objet de politiques et stratégies à divers échelons des institutions européennes. La Commission européenne est l’un des premiers financeurs de la recherche scientifique Arctique au monde. Le Forum Européen des Parties Prenantes Arctiques (EUASF), en place depuis 2017, est passé complètement inaperçu mais existe bien et est efficace. Le Service Européen d’Action Extérieure est doté d’une ambassadrice pour l’Arctique, qui fait un travail colossal de dialogue et de représentation partout dans le monde — et qui était bien présente à Saint-Pétersbourg. La Commission européenne dispose de nombreux experts thématiques, internes et externes, sur l’Arctique. Elle présentera une actualisation de sa stratégie arctique en Octobre prochain. La précédente ne datait que de 2016 mais, devant les développements rapides et massifs dans la zone, Jean-Claude Juncker a décidé d’avancer de deux ans la publication d’une stratégie actualisée afin de rester en phase avec la réalité.

Par contre, il est clair que l’Arctique est, et a priori restera, le grand oublié de la campagne des européennes, aussi bien en France que chez nos voisins. L’Arctique semble être un non-sujet, trop loin et trop technique pour nos médias. Et quand par chance il est traité, c’est quasi-exclusivement à partir de poncifs et/ou de chiffres qui ne sont plus en phase avec les réalités économiques et géo-économiques du terrain depuis 5, 10 voire 15 ans. C’est dommage, mais c’est sans doute à nous autres spécialistes de la zone de prendre nos bâtons de pèlerin pour informer, informer et informer, article après article.

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