L’Eurovision est devenu une vitrine essentielle pour la lutte contre les discriminations. Une semaine avant les élections, c’est aussi le lieu d’une identité européenne fantasmée. Cyrille Bret souligne les trois enjeux politiques essentiels du concours 2019 : le softpower israélien au défi du boycott, la lutte contre les discriminations sexuelles et les frontières de l’Europe.
Retrouvez le papier ici : Bret HuffPost Eurovision 2019
Comme chaque année, les Européens assistent, à la fois enthousiastes et moqueurs, aux phases finales du concours Eurovision. La compétition culminera le 18 mai, avec la grande finale. L’émission réunira au moins 200 millions de téléspectateurs, en Europe mais aussi au Maghreb, au Moyen-Orient… et en Australie qui participe depuis 2015. Organisée par Israël quelques semaines après la victoire électorale du Likoud de Benyamin Netanyahou, ce rituel annuel de la variété précède de quelques jours les élections européennes qui se dérouleront à travers l’Union du 23 au 26 mai. Kitsch, folklorique, parfois de mauvais goût et souvent teintée d’autodérision, cette compétition est moins futile qu’il n’y paraît. Elle tend un miroir déformant mais éclairant sur certains aspects de l’Europe actuelle. De même que l’édition 2015 avait mis en évidence les tensions russo-ukrainiennes, de même le concours Eurovision de la chanson 2019 révèle tout à la fois les limites du softpower israélien, les tensions continentales sur les droits des minorités sexuelles et les fantasmes des Européens sur eux-mêmes.
Le softpower israélien au défi du boycott
Pour sa 64ème édition, le concours Eurovision est organisé à Tel Aviv par le groupe de télévision public israélien KAN. Rien d’étonnant ni de politique à cela : le règlement de la compétition lancée en 1956 par les groupes audiovisuels publics d’Europe occidentale prévoit que le pays-hôte de la finale est celui dont le candidat a remporté la précédente édition. En 2018, c’est la chanteuse israélienne Netta Barzilaï qui avait obtenu la victoire avec une chanson répercutant le mouvement #MeToo.
Même si la compétition est depuis toujours officiellement apolitique, elle se déroule quelques semaines après la victoire du Premier ministre sortant Benyamin Netanyahou aux élections législatives. C’est dans ce contexte que de nombreuses voix, britanniques, françaises, américaines, etc. se sont élevées pour demander le boycott de la compétition. La perspective de voir Madonna se produire sur la scène de Tel Aviv pour animer la soirée de gala a suscité de nombreuses protestations y compris parmi ses confrères.
Malgré sa superficialité revendiquée, l’Eurovision 2019 attire en fait le regard des téléspectateurs sur le conflit israélo-palestinien aujourd’hui négligé et même occulté. Pour la puissance d’influence d’Israël, l’Eurovision est ambivalente. D’un côté, les autorités israéliennes utilisent l’événement comme un outil de promotion du pays. C’est ce que font tous les gouvernements qui accueillent des événements hautement médiatisés qu’ils soient sportifs ou culturels. Mais, d’un autre côté, la mobilisation en faveur du boycott contraint le téléspectateur à poser le regard sur d’autres aspects que la scène et ses paillettes. Au vu des polémiques de cette semaine, le sofpower israélien ne tirera par nécessairement profit de cette compétition.
Bilal Hassani et la lutte contre les discriminations sexuelles
Depuis la victoire de l’israélienne Dana International en 1998 avec un titre féministe et surtout depuis le succès du chanteur autrichien drag queen Conchita Wurz en 2014, le concours Eurovision est devenu une vitrine essentielle pour la lutte contre les discriminations.
Bilal Hassani, le candidat choisi par le groupe public audiovisuel français pour l’édition 2019 reprend le flambeau de la cause LGBT, du travestissement et du queer. Qu’elle suscite la sympathie ou l’agacement, sa candidature met en évidence un des clivages européens actuellement les plus vifs.
Au sein de l’Union européenne, les gouvernements du groupe de Višegrad (Hongrie, Pologne, Tchéquie, Slovaquie) placent leur action sous le signe de l’identité chrétienne de l’Europe. Sur le plan international, cela signifie la méfiance envers l’islam et le refus de l’immigration. Et sur le plan sociétal, cela a pour conséquence la promotion de la famille traditionnelle et le refus du mariage entre personnes de même sexe ainsi de l’adoption par des couples homosexuels. Contre eux, plusieurs pays, France en tête portent un message libéral de lutte contre les discriminations et d’évolution des mœurs. Une fois encore, la grande scène babélienne de l’Eurovision, manifestera, sur un mode potache, sous les yeux de toutes les populations de la région, ces clivages brûlants.
Une identité européenne fantasmée
La 64ème édition du concours Eurovision de la chanson coïncide également avec le calendrier des élections européennes. En effet, du 23 au 26 mai prochains, les 400 millions d’électeurs de l’Union européenne se rendront aux urnes pour élire les 751 députés qui les représenteront directement dans les institutions européennes. Ils donneront également leur cap pour la constitution de la future Commission européenne.
Le contraste est frappant entre les deux élections. D’un côté, les téléspectateurs sont de plus en plus nombreux pour suivre la finale de l’Eurovision : près de 95% de la population suivent l’événement dans des pays comme l’Islande ou l’Autriche. En revanche, aux élections européennes, l’abstention bat régulièrement des records. D’un côté, la Brit Pop sera présente à l’Eurovision avec Bigger than Us de Michael Rice. D’un autre côté, le sort du Royaume-Uni reste suspendu au Brexit. D’un côté, plus de quarante pays participent à la compétition alors que l’Union européenne est, elle limitée à 28 membres. D’un côté, le concours est un événement de consommation éphémère de musique pop industrialisée et, de l’autre, la destinée de l’Union est en jeu.
Toutefois, dans la 64ème édition de l’Eurovision, se manifeste aussi une version euphorique de l’identité européenne. A l’Eurovision, les rivalités sont cantonnées à la chanson et la danse : il n’est pas question de guerres, de sanctions ou de tensions. Les clivages et les coalitions de votants restent bon enfant ; Toute violence est proscrite. A l’Eurovision, les cultures nationales sont égales. Même si les cinq pays fondateurs du concours (France, Italie, Royaume-Uni, Allemagne, Espagne) ont un droit d’accès direct à la finale, les petits pays sont souvent mis à l’honneur. La Suède par exemple détient le record des victoires. Et les anciens « petits » pays issus de l’URSS (Géorgie, Arménie) ou du bloc de l’est (Albanie, Bosnie) bénéficient de cette vitrine internationale sur un pied d’égalité avec les autres. Surtout, à l’Eurovision, l’Europe des chanteurs est bien plus grande que l’Europe des politiciens. L’Europe de l’Eurovision comprend ou a compris la Turquie, le Maroc, le Caucase, etc. Dans l’Eurovision, l’Europe se rêve si universelle qu’elle étend son attraction à l’Australie.
Le 18 mai au soir, pour quelques heures, durant la finale de l’Eurovision, les Européens seront paradoxalement réunis par une élection sans enjeux et sans clivages sérieux. Et ils se rêveront en pôle d’attraction universel.