L’invention de la diplomatie navale (MILLET – Eurasia Prospective) 1/3

Pauline Millet est diplômée de Sciences Po (2020). 

 

Le plus ancien vecteur de la diplomatie navale est le navire. Porteur de la souveraineté de l’Etat par son pavillon, il possède une dimension intrinsèquement politique et sert à assurer le contrôle d’un espace, en dissuadant par sa présence les intrusions de puissances étrangères. Il permet aussi de montrer les capacités d’un Etat à projeter des forces à l’étranger pour garantir ses intérêts et ceux de ses alliés.

A l’époque antique, la flotte athénienne menait par exemple déjà des actions destinées à intimider les cités vassales de la ligue de Délos[1]. Lorsqu’à la veille de la guerre du Péloponnèse, les cités de Lesbos voulurent sortir de cette alliance, les Athéniens envoyèrent une flotte de quarante navires porteurs d’un ultimatum, démonstration de force qui permit la conclusion d’un armistice. De même, la flotte romaine a été utilisée à de nombreuses reprises en Méditerranée et jusqu’en Inde pour prévenir les insoumissions et pour manifester la présence de Rome aux confins de l’Empire[2].

Au Moyen-Âge, quelques exemples peuvent être mentionnés, notamment les Vikings qui avaient pour coutume d’envoyer des flottes nombreuses à l’occasion des couronnements ou des rencontres importantes. En Chine, au XIVe siècle, la dynastie des Ming lançait aussi de grandes expéditions maritimes qui étaient à la fois des entreprises de prestige, des missions militaires, des voyages diplomatiques et de grandes tournées commerciales.

L’époque moderne se caractérise par l’amélioration des moyens de navigation, entraînant avec elle la multiplication des actions de diplomatie navale. Le navire devient un outil plus flexible, rapidement mobilisable, capable de couvrir de grandes distances et d’approcher les pays lointains. La Grande-Bretagne commence à assoir son contrôle des mers, notamment avec les actes de navigation, signés en 1651, qui lui assurent le quasi-monopole du commerce des produits européens avec ses colonies. Le navire devient alors, selon les mots de Cromwell[3] « le meilleur des ambassadeurs » de la puissance britannique.

Au XIXe siècle, l’utilisation de la vapeur révolutionne à nouveau le transport maritime et les puissances occidentales se lancent dans les conquêtes coloniales. Les marins sont parfois amenés à signer des traités de commerce, de protectorat ou des conventions navales. Certains sont dotés du statut d’« attaché naval » équivalent à celui de diplomate. Ce siècle est également caractérisé par la « diplomatie de la canonnière », ainsi nommée en référence à l’utilisation de navires de guerre pour intimider des Etats côtiers. On peut par exemple citer les expéditions du commodore Matthew Perry en 1853 et 1854, qui contraignent les ports japonais à s’ouvrir au monde.

La pratique de la « diplomatie de la canonnière » a longtemps été considérée comme moyen légal et ordinaire de conduire la politique extérieure. Au début du XXème siècle, l’expression est popularisée par la visite de la canonnière Panther à Agadir au Maroc, dans le cadre de la compétition entre la France et l’Allemagne pour le « partage de l’Afrique ». Cette pratique a ensuite décliné grâce au développement du droit international et a officiellement été interdite en 1907 lors de la deuxième convention de la Haye.

Après la Première Guerre mondiale, un cadre multilatéral plus codifié émerge sous l’égide de la Société des nations, qui rend l’usage de la force de plus en plus difficile, en dehors de l’hypothèse de légitime défense. Pour autant, les années 1930 voient la répétition des crises en Europe, dont certaines entraînent des démonstrations navales de grande ampleur : par exemple le déploiement de la Royal Navy qui tente de dissuader l’Italie de conquérir l’Ethiopie en 1931. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les porte-avions et les sous-marins deviennent des pièces maîtresses des Marines, comme l’illustre la bataille de Pearl Harbor en 1941 et celle de Midway en 1942[4].

A partir de 1945, le droit de la mer se consolide progressivement, notamment avec la déclaration Truman, qui est la première manifestation d’un Etat vis-à-vis des ressources de son plateau continental. Il faut toutefois attendre 1982 pour voir ce droit consacré par la convention des Nations unies sur le droit de la mer de Montego Bay, qui entre en vigueur en 1997. Cette convention régit la souveraineté des Etats dans le domaine maritime en définissant différents espaces : eaux intérieures (espaces maritimes situés en deçà de la ligne de base), mer territoriale (jusqu’à 12 miles au-delà de la ligne de base), zone contiguë (jusqu’à 24 miles), Zone Economique Exclusive (ZEE) (jusqu’à 200 miles), et eaux internationales (au-delà des 200 miles).

Dans le cadre de la guerre froide et de la course aux armements, ce sont davantage des groupements navals, articulés autour d’un porte-avions, qui sont déployés. L’usage du porte-avions se répand, notamment de la part des Etats-Unis qui se dotent d’une flotte importante capable de se déployer rapidement sur tous les océans. Il permet une gestion flexible des crises car il représente l’équivalent d’une plateforme de projection mobile qui peut être déplacée à tout endroit du monde, en s’affranchissant des contraintes qu’une base au sol représente en termes de coût et de vulnérabilité. Le déplacement d’un porte-avion envoie toujours un message significatif car il représente par essence la force de frappe d’un Etat et est donc susceptible de modifier le comportement du récepteur.

Pendant la guerre froide, les exemples de diplomatie du sous-marin sont également nombreux, notamment de la part de l’URSS qui possède des capacités sous-marines conséquentes par rapport aux autres pays. Dans des fins d’intimidation, ces sous-marins peuvent signaler leur présence par des indiscrétions volontaires en franchissant ou en évoluant à proximité des zones où ils ne sont pas censés être présents. La diplomatie du sous-marin passe aussi par des escales, des missions de formation ou par la coopération bilatérale.

Enfin, la déclinaison de l’arme nucléaire au sein des différentes composantes de l’armée fait apparaître la dissuasion nucléaire dans le domaine naval. Le risque d’escalade que comportent certaines crises, comme celle des missiles de Cuba en 1962, oblige la Marine à déployer des formes de diplomatie navale plus pacifiques. Cela ne signifie pas que la diplomatie de la canonnière ait totalement disparu ; l’annexion d’une partie de l’île de Chypre par la Turquie en 1974[5] en est un exemple. Pour autant, les puissances maritimes ont désormais tout intérêt à éviter un affrontement direct.

Ainsi, les pratiques et les moyens ont évolué au cours du temps du fait des améliorations techniques, de l’environnement international et de la codification du droit de la mer. La Marine française possède aujourd’hui des moyens qu’elle peut mobiliser de différentes façons selon l’objectif qu’elle poursuit et l’intensité de l’effet qui est recherché, parfois en complément d’autres mesures, politiques ou économiques.

  • Une prise de conscience tardive dans la recherche stratégique française

Si la diplomatie navale ne manque pas d’illustrations au cours de l’Histoire, ce terme apparaît peu dans le discours public, les médias et les travaux de recherche, ce qui révèle le manque de familiarité avec ce concept et la difficulté à définir son champ. En effet, les théoriciens classiques, tels que l’américain Alfred Mahan, le français Raoul Castex et le britannique Julian Corbett, qui ont réalisé des travaux sur la stratégie navale au cours des XIXe et XXe siècles, ne prennent initialement pas en compte la fonction diplomatique qui peut être remplie par les forces navales.

Raoul Castex | geographical imaginations

Raoul Castex

Il faut attendre les années 1970 pour que le diplomate britannique James Cable théorise ce concept. Il se livre aux premiers essais de typologie dans le livre Gunboat Diplomacy (1971) à travers l’étude de la politique de la canonnière qu’il considère comme un exemple de « l’utilisation de la menace d’une force navale limitée, autrement que comme un acte de guerre, en vue de s’assurer un avantage ou d’éviter une perte ». Ces premiers travaux se trouvent donc encore dans une logique traditionnelle d’usage de la force et de la contrainte. Par la suite, cet auteur a étudié les conséquences de la disparition de la menace soviétique et a écrit de nombreux ouvrages comme Diplomacy at Sea (1984) ou The Political Influence of Naval Force in History (1998).

La plupart des auteurs qui s’inscrivent dans la lignée de James Cable sont anglosaxons[6] et peu de leurs livres ont été traduits. En France, c’est Hervé Coutau-Bégarie qui fait figure de précurseur en s’intéressant au large éventail des possibilités offertes par la diplomatie navale, allant de la simple visite de pavillon (présence) à la menace d’emploi de la force (dissuasion) voire à son usage limité (coercition).

Dans un entretien pour la revue de géopolitique Outre-Terre réalisé en 2010[7], cet auteur revient sur les raisons pour lesquelles la diplomatie navale est un champ d’étude peu exploré en France. Selon lui, les armées se concentrent sur leur cœur de mission et sont donc davantage préoccupées par la stratégie navale classique, qui s’intéresse aux moyens de s’assurer le contrôle des mers. Par ailleurs, les sujets porteurs dans le domaine de la recherche sont longtemps restés hors du domaine naval, à savoir : la stratégie nucléaire dans les années 1980, les conflits asymétriques dans les années 1990 et, à partir des années 2000, le terrorisme[8].

Les travaux d’Hervé Coutau-Bégarie font ressortir deux composantes de la diplomatie navale :

  • La diplomatie navale permanente, dont l’objectif est de nouer ou de renforcer des relations diplomatiques avec d’autres Etats

Elle regroupe différents types de diplomatie : symbolique (affirmation de son rang), de routine (visites, manœuvres, démonstrations navales, escales, formation), économique (promotion des équipements et du savoir-faire) et de défense (diplomatie menée par les institutions de défense).

A titre d’exemple, les navires peuvent être mis en avant lors des visites diplomatiques pour tenter d’impressionner les représentants d’un autre Etat. Lorsqu’il a reçu Vladimir Poutine le 19 août 2019 au fort de Brégançon, Emmanuel Macron en a profité pour lui montrer la frégate le Languedoc qui croisait au large. Ce bâtiment, capable de tirer des missiles de croisière navals, avait été mobilisé quatre mois plus tôt avec les forces américaines et britanniques lors des frappes contre l’arsenal chimique clandestin du régime syrien. Il répondait probablement à une mise en scène visant à envoyer un signal de fermeté au président russe[9].

Un navire peut aussi être déployé à l’étranger pour nouer ou maintenir des alliances. Dans le cadre de la mission Corymbe, la France envoie par exemple des bâtiments pour lutter contre la piraterie dans le Golfe de Guinée et soutient la montée en puissance des forces locales par des missions de formation. De telles coopérations lui permettent de se présenter comme un partenaire fiable et crédible, de renforcer son interopérabilité avec des nations étrangères et de maintenir une connaissance opérationnelle de différents théâtres. Cette action de la France dans le Golfe de Guinée montre son attachement à l’Afrique de l’Ouest, où elle souhaite maintenir sa zone d’influence.

Le navire peut aussi servir une mission de diplomatie économique par l’aménagement de l’espace en showroom pour présenter des équipements ou par la composition du groupement naval qui accompagne un porte-avions et qui est l’occasion de montrer à un potentiel pays acheteur le savoir-faire français en matière d’industrie navale et de haute technologie.

Enfin, fait qui est souvent occulté, la diplomatie navale française s’appuie sur les institutions de défense et sur un réseau à terre d’attachés, coopérants ou officiers de liaison, placés au sein des ambassades ou des marines alliées, qui sont à même d’y promouvoir les intérêts français. Si jusque dans les années 1980, la diplomatie navale est restée essentiellement limitée au cadre bilatéral, elle s’est aujourd’hui étendue au sein des organisations multilatérales, par exemple à travers la présence d’officiers français au commandement maritime de l’OTAN à Northwood (MARCOM).

  • La diplomatie navale de crise qui intervient dans une situation de risque ou d’urgence

Elle regroupe la diplomatie humanitaire (secours de catastrophe naturelle ou de crise politique), la diplomatie protectrice (à l’égard des ressortissants) et la diplomatie navale politique (utilisée dans un but politique déclaré).

Dans les années 1970-1980, la Marine française s’est notamment illustrée dans le sauvetage des Boat People vietnamiens : elle a déployé plusieurs bâtiments en soutien à l’initiative de l’organisation Médecins du Monde « Un bateau pour le Vietnam ». Cette action était soutenue par Bernard Kouchner, futur ministre des Affaires étrangères et ardent défenseur du droit d’ingérence humanitaire. Parmi les bâtiments déployés, le porte-hélicoptères la Jeanne d’Arc a accueilli à son bord de nombreux journalistes afin de faire de l’opération une vitrine de l’action humanitaire française[10].

Dans le contexte du Covid-19, ce type de diplomatie navale s’est montré particulièrement d’actualité. Deux porte-hélicoptères (Mistral et Dixmude) ont été envoyés dans le cadre de l’opération Résilience pour apporter de l’aide aux hôpitaux de l’Outre-mer qui n’avaient pas les capacités suffisantes pour faire face au pic de l’épidémie. La situation sanitaire soulevait de grandes inquiétudes à Mayotte car ce territoire dispose de peu de lits en réanimation pour accueillir les malades. Les bâtiments de la Marine nationale ont donc joué un rôle important pour le transport des malades, le ravitaillement en biens de première nécessité, l’envoi de renforts humains et l’acheminement de matériel médical.

A noter que le porte-avions présente la caractéristique de pouvoir remplir l’ensemble de toutes ces missions de diplomatie navale, avec un impact démultiplié par rapport à la flotte de guerre classique[11]. La France a ainsi déployé ses porte-avions successifs : Clémenceau, Foch puis Charles de Gaulle[12] dans de nombreuses opérations (cf tableau ci-dessous). Le porte-avions permet aussi d’impressionner lors des visites diplomatiques en accueillant à bord chefs d’États et hauts dignitaires étrangers et de mener des missions de diplomatie économique, comme évoqué précédemment. Enfin, il est un moyen pour promouvoir la culture française, par exemple la gastronomie lors des réceptions à bord. En un mot, il mérite bien le qualificatif employé par le magazine Cols Bleus de « 42 500 tonnes de diplomatie ».

Nom de l’opération Dates Lieu Conflit en cause
Saphir 1974-1977 océan Indien Accession à l’indépendance de Djibouti
Oliphant 1983-1984 mer Méditerranée Guerre civile libanaise
Prométhée 1987-1988 mer d’Oman Guerre Iran-Irak
Salamandre 1990 mer Rouge et mer d’Arabie Conflit entre l’Irak et le Koweit
Héraclès 2001-2002 océan Indien Opérations en Afghanistan
Agapanthe 2010 océan Indien Opérations en Afghanistan

Historique des opérations menées par la Marine nationale impliquant un porte-avions

Ainsi, la diplomatie navale est un champ d’étude tardivement exploré en France et qui gagnerait à être approfondi. La thèse de Jean-Marc Balencie sur la diplomatie navale française dans l’océan Indien[13] souligne par exemple la difficulté à appréhender l’impact exact des flottes dans la résolution d’une crise, car il est conjugué à l’action de différents acteurs, aussi bien politiques et économiques, et car les travaux réalisés à partir de sources des pays ciblés manquent.

[1] Alliance militaire créée sous l’égide des Athéniens pour repousser l’ennemi perse et qui a ensuite perduré comme moyen d’asseoir la puissance grecque.

[2] Pour mémoire, le contrôle de la Méditerranée par la flotte romaine remonte à la destruction des ports de Carthage au cours des guerres puniques successives qui s’étalent du IIIe siècle au IIe siècle av. J.-C.

[3] Olivier Cromwell (1599-1658), militaire et homme politique, Lord protecteur du Commonwealth.

[4] Les premiers sous-marins militaires et navires capables de transporter des avions sont apparus peu avant la Première Guerre mondiale. La France a notamment utilisé des porte-hydravions pour des missions de reconnaissance et l’Allemagne des sous-marins pour s’attaquer au commerce allié. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, Pearl Harbor montre la supériorité de l’aviation lors d’une attaque surprise de la principale base navale américaine dans l’océan Pacifique et, lors de la bataille de Midway, ce sont les porte-avions qui permettent aux Américains de briser l’offensive japonaise.

[5] L’intervention de la Turquie à Chypre peut être considérée comme un cas d’usage de la « force navale limitée » pour créer un état de fait que les autres Etats n’ont pas les moyens de contester.

[6] Le britannique Ken Booth par exemple détaille la logique du « signal » et se montre attentif à la dimension juridique des frontière maritimes dans son ouvrage Law, Force and Diplomacy at Sea (1985).

[7] Entretien avec le professeur Hervé Coutau-Bégarie, Outre-Terre, 2010

[8] Les attentats du 11 septembre 2001 et l’attentat suicide ayant visé le pétrolier Limburg en octobre 2002 ont incité les acteurs du monde maritime à revoir en profondeur leurs normes de sûreté.

[9] SMOLAR Piotr, « La campagne russe d’Emmanuel Macron : retour sur le pari diplomatique le plus incertain du quinquennat », Le Monde, février 2020

[10] AURY Charles-Victor, La Marine nationale au secours des Boat People du Golfe de Siam, 1975-1988, Thèse sous la direction de Bruno Tertrais, Université Paris I – Panthéon Sorbonne, 2011

[11] Hervé Coutau-Bégarie justifie l’intérêt de ce système de force, malgré son coût d’entretien, par les multiples fonctions qu’il remplit, dans « Le problème du porte-avions » paru dans la revue Economica en 1990

[12] Le Clémenceau est le premier vrai porte-avions construit à Brest. Auparavant, la France utilisait d’anciens bâtiments américains ou britanniques.

[13] BALENCIE Jean-Marc, « La diplomatie navale française en océan Indien, 1967-1992 », Université Pierre-Mendès-France, 1992