La vaccination est bien souvent un sujet social et politique. Mais c’est également un sujet géopolitique, avec l’annonce le 11 août d’un premier vaccin russe, par Vladimir Poutine lui-même. Son nom, Sputnik V (pour vaccin) fleure bon les heures fastueuses de la conquête de l’espace. Sur les dizaines de vaccins à l’essai dans le monde, c’est donc celui porté par l’Institut Gamaleya qui prétend être le premier.
Réaffirmer la Russie comme puissance scientifique et industriel
Le fond d’investissement direct russe, créé en 2011 et doté de 10 milliards de dollars, a porté ce projet sur un plan financier. Le but d’un fond souverain (placé sous la responsabilité du Ministère des finances) est de gérer une épargne nationale afin de remplir des objectifs non-pourvus par le marché, comme celui d’assurer la souveraineté d’un Etat ou le développement de capacités endogènes. En l’occurrence, le directeur Kirill Dmitriev, a pour objectif d’investir dans les secteurs à forte croissance et de refaire de la Russie une puissance scientifique et industrielle.
En l’occurrence, devenir le 1er à mettre au point un vaccin a des conséquences économiques majeures, mais aussi géopolitiques. C’est s’affirmer comme un pays leader, à même de définir les règles du jeu. Une vive concurrence existe au niveau international entre de nombreux laboratoires – Moderna aux Etats-Unis, l’Institut Pasteur en France, l’Université d’Oxford au Royaume-Uni, la Chine, etc. La dimension géopolitique de cette pandémie s’était déjà illustrée quand la Russie s’était positionnée en fournisseur d’aide en Italie au mois de mars 2020.
Cependant, le traitement de l’épidémie par les autorités russes a depuis révélé ses faiblesses, avec un bilan probablement bien au-delà des 15000 morts comptabilisés. L’annonce de ce vaccin constitue pour le moment un dérivatif de tensions intérieures : une crise économique comparable à celle de 1998 et 2009, des manifestations plusieurs week-ends de suite à Khabarovsk pour le soutien d’un gouverneur déchu, à quoi s’ajoute un système de santé russe déficient.
Une autorisation de mise sur le marché précoce entraînant des doutes
La confiance est une question essentielle concernant les vaccins. Normalement, une autorisation de mise sur le marché d’un médicament ou d’un vaccin vient couronner un processus de trois phases, au cours desquelles le vaccin est testé à plusieurs échelles et les résultats publiés. La Russie a accéléré les processus pour des raisons politiques.
C’est la raison pour laquelle de nombreux doutes existent. En Russie même, l’Association des sociétés pharmaceutiques de Russie aurait préféré que le Ministère de la Santé russe attende avant de procéder à l’accréditation du vaccin. Le scepticisme est partagé par l’Allemagne, par le biais du Ministère de la Santé. Récemment, le DG de l’Organisation mondiale de la Santé, le Dr. Tedros Adhanom Ghebreyesus, avançait l’idée selon laquelle nous n’aurions peut-être jamais de vaccin et qu’il faudrait vivre avec le virus pendant encore un certain temps.
Pour l’heure, la production d’un milliard de doses à horizon janvier 2021 est naturellement destinée à la Russie, mais aussi à d’autres pays ayant fait part de leur intérêt : l’Inde, la Corée du Sud, le Brésil, Cuba, l’Arabie saoudite et la Turquie.
Trois scénarios pour Sputnik V
Le sort de Sputnik V est encore ouvert. On peut néanmoins avancer trois scénarios :
- « l’effet Sputnik » : la course à l’espace avait permis à l’Union soviétique d’augmenter son prestige, après la victoire au cours de la Seconde Guerre mondiale. Le fait d’arriver en premier permet de définir les règles du jeu : à qui vendre les doses ? à qui les offrir Quelle coopération avec l’OMS ?
- L’effet d’annonce : la précipitation dans la recherche et le manque d’expérimentation n’ont pas permis de prendre en compte de nombreux effets secondaires ; l’échec médical est un succès politique à court terme mais un échec économique à moyen terme. Le cas Sputnik V sera utilisé dans les futures campagnes de désinformation.
- Le Pr Persikov : le héros de la nouvelle Les oeufs du destin (1925) de Mikhaïl Boulgakov a cherché à élaborer un traitement contre la peste aviaire, dont le résultat désastreux s’est retourné contre l’auteur. Ce scénario catastrophe n’est pas à écarter, et viendrait entâcher la réputation politique et scientifique de la Russie