EAP : Jacques Attali avait écrit dans Bruits qu’il fallait écouter le monde, en disant que la musique prophétisait celui-ci. C’est le célèbre tube de Viktor Tsoi (photo ci-dessus) « Peremen » (changement) qui a résonné dans l’esprit des rassemblements qui ont eu lieu avant le premier tour. Est-ce votre sentiment également ?
Axel de Jenlis : Dans Bruits, Jacques Attali considère la fonction sociologique de la musique. La façon dont elle est écrite, jouée et écoutée est en effet bien souvent le reflet d’une société. Jacques Attali nous rappelle la nécessité d’écouter la musique du monde pour mieux le comprendre.
Au cours de l’Histoire de l’Union soviétique, la musique a bien souvent transcendé sa fonction initiale d’activité culturelle en prenant une dimension politique. Au-delà de la censure à laquelle les compositeurs ont fait face, la musique a été érigée en rempart absolu contre la violence, la barbarie et le totalitarisme. Plusieurs événements marquants permettent de comprendre cette portée symbolique. C’est par exemple le cas de la 7ème symphonie de Chostakovitch dite Leningrad jouée dans la ville assiégée alors que celle-ci résistait toujours ou du concert donné par le violoncelliste Mstislav Rostropovitch au pied du mur de Berlin en novembre 1989.
Conscient de cette dimension politique de la musique, Vladimir Poutine s’en est d’ailleurs servi à plusieurs reprises à des fins de propagande. Lors d’un précédent entretien pour EurAsia Prospective, nous avions discuté du concert organisé à Palmyre en 2016 dont le but était de justifier au monde entier les actions militaires russes en Syrie. Grâce à celles-ci, la grande musique pouvait résonner là où quelques jours plus tôt, la guerre faisait rage. Symboliquement, la civilisation avait donc triomphé sur la barbarie.
Dans le contexte particulier de la révolution pacifique qui se joue en Biélorussie, la musique prend cette même fonction de rempart face à la violence. Pour en revenir à Jacques Attali, il associe bruits et violence, tandis que la musique permet au contraire de canaliser cette violence. Si la révolution a rapidement trouvé son hymne, une chanson datant de l’époque de la Perestroika intitulée Peremen (changement) par Viktor Tsoi, les premiers sons de la révolution étaient bien des bruits, ceux des klaxons partagés sur Telegram (une application de messagerie sécurisée qui joue un rôle crucial dans la coordination des actions des opposants). Cependant, rapidement, cette violence sonore a été canalisée et de ce magma a émergé la musique grâce aux nombreux artistes qui s’associent aux manifestations. Des ensembles musicaux de tous genres se produisent et les vidéos de ces prestations sont largement relayées. Chacun de ces concerts rappelle que face à la brutalité de la répression menée par Loukachenko, les manifestants répondent par le partage et les émotions grâce au langage universel de la musique.
Il n’est pas surprenant de voir de nombreux artistes porter cette révolution. En effet, leurs conditions de travail sont déplorables et de plus, ils doivent faire face à une véritable censure, propre aux régimes totalitaires. Quand la musique ne suffit plus pour faire changer les choses, des artistes prennent alors des responsabilités politiques. Maria Kolesnikova en est l’exemple le plus frappant. Flûtiste et directrice de projets culturels, elle est aujourd’hui devenue l’une des figures de proue du mouvement de contestation. Elle s’est engagée en politique récemment, en dirigeant la campagne de Viktar Barbaryka, arrêté en juin puis interdit d’élection. Elle a alors soutenu Sviatlana Tsikhanouskaya avant de jouer un rôle très actif dans les manifestations et d’être arrêtée le 7 septembre dernier.
La musique est omniprésente et joue un rôle fondamental dans cette révolution. Espérons qu’elle prophétise un réel « peremen ».
2. Le célèbre chef d’orchestre et violoniste Vladimir Spivakov a surpris en écrivant une lettre ouverte à Loukachenko dans laquelle il refusait une médaile qui lui avait été décernée. Quel est le poids de cette prise de position et que traduit-elle ?
Axel de Jenlis : Afin de bien comprendre la portée du geste de Vladimir Spivakov, il faut le remettre dans le contexte de ses récents engagements politiques. Spivakov est un musicien russe très influent. Grâce à sa fondation active dans plusieurs pays dont la Biélorussie, il a soutenu des milliers de jeunes musiciens. Il est d’ailleurs actif en France en tant que directeur artistique du Festival international de musique de Colmar.
Si son engagement philanthropique est internationalement reconnu, ses prises de position politiques n’ont pas toujours fait l’unanimité à l’Ouest. En 2014, au même titre que plus de 500 personnalités du monde culturel russe, il avait signé une lettre ouverte soutenant l’annexion de la Crimée par la Russie. Comme dans le cas de Palmyre évoqué plus haut, Poutine s’est servi de la portée symbolique de la culture pour justifier ses actions militaires, le message étant que si des personnalités culturelles telles que Spivakov le soutiennent, il s’agit là non pas d’actions militaires violentes et illégales mais, d’une certaine façon, d’actes d’humanisme. Du point de vue de ces personnalités culturelles, la sincérité de leur engagement est difficile à évaluer. Ils ont peut-être fait face à certaines pressions ou des promesses de récompenses en échange de leur soutien.
Une chose est sûre, Spivakov fait peu de cas de ce qu’en pense son public hors de Russie. En tant qu’artiste international de premier plan, il était sans doute conscient des réactions outrées que son geste susciterait mais il a quand même décidé de soutenir Poutine. Depuis, il a dû faire face à des manifestations qui se sont déroulées à plusieurs reprises lors de ses concerts en Europe et aux Etats-Unis.
De notre point de vue français, nous éprouvons des difficultés à réconcilier son récent geste d’opposition à Loukachenko avec ses positions pro-Poutine. Il a peut-être été sincèrement choqué par les violences à l’encontre des manifestants, mais dans ce cas, lorsque Spivakov déclare « aujourd’hui, mon cœur bat à l’unisson avec le peuple de la République de Biélorussie, qui exige à juste titre le respect des droits et libertés fondamentaux, dont le droit de manifester pacifiquement », nous sommes en droit de nous demander pour quelle raison hier, son cœur ne battait pas à l’unisson avec le peuple d’Ukraine.
Spivakov est loin d’être le seul artiste russe à avoir pris position par rapport à la Biélorussie. Les stars de la pop n’hésitent pas à exprimer leurs opinions et à donner des concerts pour ou contre Loukachenko. Ainsi, un concert caritatif dont les bénéfices ont vocation à soutenir les manifestants a été organisé le 28 septembre à Moscou par plusieurs artistes dont Andrei Makarevich, Alexey Kortnev, Dmitry Spirin et d’autres. Selon leurs propres mots, ils veulent que « le peuple fraternel (de Biélorussie) associe le mot « Russie » à la solidarité, la musique et la liberté et non pas aux journalistes biaisés et aux forces de l’ordre, prêtes à « rétablir l’ordre » dans les rues de Minsk ».
Au contraire, certaines stars de la pop russe affichent sans ambiguïté leur soutien au régime actuel. Un groupe d’artistes tels que Baskov, et Kirkorov se sont récemment produits à la Minsk-Arena lors d’un concert en soutien à Loukachenko. Ils ont d’ailleurs publié une vidéo patriotique dont chacun pourra juger de la qualité musicale sans pour autant donner d’avis sur youtube puisque la section commentaires ainsi que les « like et dislikes » ont été désactivés (https://youtu.be/BUhb-ZNsazA). Le nom de leur collectif (« les artistes pour la paix ») rend évidemment furieux les opposants qui avaient d’ailleurs supplié Baskov de ne pas venir à Minsk.
L’engagement de tous ces artistes est complexe à appréhender et la presse russe s’interroge : sont-ils sincères ? Ont-ils des motivations financières ? D’image ? Une chose est sûre : en Biélorussie, comme en Russie, lors d’événements historiques, la musique prend une dimension politique et les artistes y jouent un rôle crucial.
Vous avez fondé en 2011 le Festival international Est-Ouest à Louvain-la-Neuve (Belgique). Ce festival de musique classique rassemble chaque année de jeunes musiciens du monde entier dont des artistes biélorusses. De quelle façon perçoivent-ils les événements récents ?
Axel de Jenlis : Pendant mes cinq années d’études au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, j’ai rencontré plusieurs jeunes musiciens biélorusses. La Biélorussie conserve d’excellentes structures d’enseignement musical, héritage de la période soviétique. Malgré le manque de moyens, les enfants bénéficient dès le plus jeune âge d’un encadrement professionnel de grande qualité et de nombreux jeunes artistes atteignent le niveau requis pour envisager une carrière internationale.
Néanmoins, aujourd’hui, ces talentueux artistes ne peuvent pas quitter la Biélorussie librement. En effet, afin d’avoir le droit de s’établir à l’étranger, ils doivent s’acquitter d’une somme importante de l’ordre de 10 000 € pour rembourser leurs études. Le salaire moyen d’un musicien d’orchestre est d’environ 300 €. Par conséquent, à moins d’avoir la chance d’être repéré par une fondation internationale, ces artistes n’ont d’autre choix que de rester chez eux.
Malgré tout, certains parviennent à quitter leur pays et font carrière en Europe. Aujourd’hui, ils aspirent évidemment à une Biélorussie libre et à des conditions de travail décentes pour tous les musiciens. Ils y contribuent d’ailleurs activement en relayant les informations auxquelles ils ont accès et dont leurs familles et amis restés en Biélorussie sont privés en raison notamment des fréquentes coupures Internet ordonnées par Loukachenko pour limiter la capacité de rassemblement des opposants. Leur engagement sur les réseaux sociaux permet aussi de sensibiliser la communauté internationale à la situation dans leur pays.
Qu’ils soient dans leur pays ou à l’étranger, les musiciens biélorusses ne font pas que rêver de changement. Ils font tout en leur pouvoir pour y parvenir. Ils mènent ce combat pour la démocratie, la liberté d’expression et la dignité avec courage. La musique est leur arme. Même si elle ne tue pas, elle est infiniment plus puissante que les balles des policiers. Pour reprendre les mots de Nelson Mandela, « la politique peut être renforcée par la musique, mais la musique a une puissance qui défie la politique ».