- Depuis son arrivée au gouvernement, Mario Draghi bénéficie d’une forte image internationale. Son assise est-elle aussi solide dans le système politique italien ?
Mario Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne (BCE) (2011-2019), a été nommé premier ministre en Italie en février 2021 dans des conditions exceptionnelles. Au moment ou le gouvernement Conte penait à présenter un plan de relance cohérent, l’ensemble des partis italiens a constitué une coalition qui soutient son action réformatrice, à l’exception du parti d’extrême droite post-fasciste Fratteli d’Italia. Ce soutien quasi-unanime, en tout cas dans les premiers mois de l’action du gouvernement, est assez exceptionnel dans la vie politique italienne, traditionnellement marquée par de vives divisions partisanes et une représentation politique éclatée en raison d’un mode de scrutin mixte mais à forte composante proportionnelle. Il est à l’image de la tâche du premier ministre, qui consiste à juguler la pandémie de COVID-19 et, surtout, à mettre en œuvre un gigantesque « plan national de relance et de résilience » (PNRR) d’un volume de 220 milliards d’euros principalement financé (à hauteur de 191,5 Mds EUR) par l’Union européenne dans le cadre d’une initiative appelée « Next Generation EU ». Ce plan consiste à la fois à mettre en œuvre des réformes structurelles (réformes du système judiciaire, fiscal, de l’État, par exemple) et à lancer des programmes d’investissement dans toute une série de domaines, dont les principaux sont la lutte contre le changement climatique et le numérique. Le déboursement par tranches des financements européens est conditionné à la bonne exécution de ce plan.
L’arrivée d’un premier ministre « technocrate » au Palazzo Chigi a déjà été observée dans la péninsule par le passé : on a pu se souvenir, par exemple, du gouvernement de Mario Monti, figure elle aussi respectée des milieux européens et internationaux, qui dirigea le pays à peine plus d’un an, de la fin 2011 à la fin 2012. Ce qui distingue principalement l’arrivée de Mario Draghi est que l’actuel premier ministre a la charge non pas uniquement de réformer le pays ou de maîtriser les dépenses publiques dans un contexte de crise et « d’austérité » en Europe, mais bien de dépenser une manne très considérable, ce qui a eu tendance, jusqu’ici, à conforter la confiance dont il faisait l’objet. Le bilan de l’action de l’ancien président de la BCE est d’ailleurs très positif: la croissance italienne est en 2021 la plus forte de la zone euro, l’Italie attire massivement les investisseurs étrangers, le cout de financement de l’État a baissé. Globalement, la mise en œuvre des réformes est satisfaisante, mais le lancement des programmes d’investissement est plus délicat, notamment en raison des procédures qui entourent les projets, si bien qu’en un mot, l’Italie a du mal à dépenses son argent (ce qui est d’ailleurs un problème ancien) ! Toutefois, ces derniers mois, la stratégie sanitaire du gouvernement, avec notamment l’obligation vaccinale pour les plus de 50 ans, de même que les réformes comprises dans le budget 2022, ont pu être contestées. La coalition craquelle et le premier ministre est en difficulté.
C’est ce contexte qui explique que l’hypothèse d’une candidature de Mario Draghi à la présidence de la République soit émise et qu’elle soit particulièrement crédible. Dans ce scénario, l’économiste succèderait à Sergio Mattarella, l’actuel président, au terme de son mandat de sept ans qui s’achève le 3 février prochain. Pour plusieurs observateurs, l’accession de Mario Draghi à la magistrature suprême serait dans l’ordre logique des choses : le poste correspondrait à sa stature et lui permettrait de s’exfiltrer d’une situation que beaucoup ne voient pas s’améliorer, au contraire. Il faut aussi voir que Mario Draghi n’est pas un homme politique traditionnel, mais plutôt un grand commis de l’État, qu’il ne jouit pas formellement de la légitimité des urnes et qu’il ne disposera pas, au printemps 2023, lorsque les premières élections législatives devraient normalement être organisées, de parti propre pour faire campagne. Ainsi, un Draghi-président élu pour sept ans et capable, sur le papier, de superviser la mise en musique du plan de relance italien vaudrait mieux qu’un premier ministre affaibli. On fait aussi valoir qu’une éventuelle prolongation du mandat de l’actuel président pour un an ne garantirait pas à l’ancien président de la BCE de se faire élire l’an prochain dans des conditions semblables. Tout concourt donc à ce que Mario Draghi soit élu président de la République au terme d’un scrutin initié le 24 janvier, même si cette élection comporte traditionnellement beaucoup de surprises.
- Le départ de Mario Draghi du Palais Chigi (celui du Premier ministre) est-il souhaitable ?
Je crois qu’il y a lieu de s’en inquiéter quelque peu, pour plusieurs raisons que j’expose dans une note récente pour Confrontations Europe. La première est que le départ de Mario Draghi ouvrirait une période d’instabilité politique, avec une incertitude quant à la tenue d’élections anticipées, que tous les partis ou presque redoutent. La seconde, et la principale, est que la mise en œuvre du plan de relance italien est un travail très considérable, qui implique d’avoir un premier ministre fort et respecté, une certaine unité de la classe politique, une mécanique institutionnelle très rapprochée du chef du gouvernement et un horizon temporel dégagé. Rappelons que les engagements budgétaires des États de l’UE, dans le cadre du plan de relance, s’étalent jusqu’en 2023 et que le décaissement des fonds européens se fera par tranches jusqu’en 2026, avec un exercice très rigoureux et régulier de coordination avec Bruxelles. Si Mario Draghi quittait le pouvoir exécutif, la dynamique de réformes serait inévitablement heurtée, même dans l’hypothèse où une figure apolitique le remplacerait. La banque d’affaires Goldman Sachs, qui n’est pas contestée pour la qualité de ses analyses économiques, estime que la « capacité » du gouvernement italien de mettre en œuvre le plan, actuellement jaugée à 60%, descendrait à 30% ou à 15% selon qu’il y aurait ou non, dans la foulée du départ de Mario Draghi, des élections législatives anticipées. Les marchés financiers, les milieux d’affaires, et sans doute de façon informelle les gouvernements européens, émettent les mêmes craintes.
Ce qui vaut pour le plan de relance vaut aussi pour les enjeux structurels de long-terme de l’Italie. C’est la troisième raison de s’inquiéter. La péninsule souffre d’une croissance atone depuis des décennies, qui explique d’ailleurs une bonne partie de la dérive de ses finances publiques et le ressentiment vis-à-vis de l’Europe, d’une productivité faible, d’une bureaucratie handicapante pour le climat des affaires, d’une paupérisation rampante, d’inégalités territoriales fortes. Ces enjeux invitent de toute évidence à la stabilité et à l’efficacité de la gouvernance publiques, qui elles-mêmes impliquent une réforme de la classe politique, peu capable jusqu’ici de traiter des défis de long-terme et de réformer avec rigueur, même si on peut penser que la gouvernance européenne ne favorise pas suffisamment l’Italie, notamment en ce qui concerne l’union monétaire. On peut également relever que le recours à des gouvernants « techniques » disposant d’une faible légitimité politique, à intervalles réguliers et pour de brèves périodes, pose question au plan démocratique. Enfin, de même que l’Italie a évidemment besoin d’Europe, l’Europe a également besoin de la voix de l’Italie portée par Mario Draghi, qui s’est déjà impliqué sur certains sujets majeurs tels que la réforme de la gouvernance économique en prenant assise sur son action. Le président de la République italienne peut certes avoir un rôle diplomatique important, comme on l’a observé lors de la négociation du récent Traité du Quirinal avec la France, mais il ne peut pas exercer une influence régulière dans les débats européens.
- L’accession de Mario Draghi à la présidence ne pourrait-elle toutefois pas avoir des effets positifs sur le modèle de gouvernance italien ?
Certains pensent que l’accession de Mario Draghi à la magistrature suprême pourrait être positive en raison de la prégnance du contexte explicité mais aussi parce qu’il serait susceptible de continuer à faire évoluer la fonction pour lui donner plus de poids politique. Une partie de l’opinion publique parle d’instaurer un régime « semi présidentiel », à la française et il est vrai que depuis une vingtaine d’années, en particulier sous les mandats de Giorgio Napolitano (2006-2015) et de Sergio Mattarella (2015-2022), le président italien s’est impliqué dans les crises, a rassuré l’Europe, et pesé sur la constitution des gouvernements, pour devenir ce que Bill Emmott, ancien rédacteur en chef du magazine The Economist, appelle un mélange entre un « président non exécutif » et un « pape séculier ». L’espoir serait donc de voir Mario Draghi amplifier cette dynamique et devenir, si non tout à fait l’égal du président de la République française, dont il n’a pas formellement les pouvoirs et dont le rôle s’inscrit dans une histoire politique différente, du moins un président de conseil d’administration garant de la bonne exécution des réformes, pesant sur les priorités politiques ou représentant régulièrement son pays à l’étranger. L’homme peut, dans une certaine mesure, faire la fonction et il est vrai que ce scenario, s’il se réalisait, aurait l’avantage d’instiller une certaine stabilité dans un jeu politique traditionnellement versatile tout en rehaussant le prestige de l’Italie à l’international. Si Mario Draghi accédait à la présidence, il faudrait souhaiter que les choses se passent ainsi.
Toutefois, il faut considérer que le président de la République italienne a formellement assez peu de pouvoirs (même si en a plus que dans un régime parlementaire classique) et qu’il ne pourrait, sans modification profonde des institutions, disposer d’une majorité à sa main ou constituer à sa guise le gouvernement. On imagine mal aussi que la pratique politique italienne change du jour au lendemain, même si des poids lourds politiques venaient à entrer au gouvernement, comme on l’envisagerait actuellement. Tôt ou tard, les divisions traditionnelles reviendraient et le pouvoir exécutif serait encore plus affaibli qu’il ne l’est traditionnellement. C’est aussi ce qui explique que personne n’est en mesure de trouver un successeur évident à Mario Draghi. En attendant, les jeux sont ouverts à différentes configurations : soit voir Mario Draghi devenir président en plaçant un ou une fidèle au Palazzo Chigi, soit le voir rester à son poste pendant au moins un an avec une légitimité refaite autour de son nom alors que l’on se rend à nouveau compte de ses nombreux atouts. La question essentielle consiste à savoir comment la classe politique italienne peut être en mesure de changer durablement pour devenir plus sérieuse et si le président de la République peut réellement y aider. La question subsidiaire devrait être d’analyser si les institutions italiennes doivent être profondément revues, comme elles ont pu l’être lors de la vague de décentralisation de la fin des années 1990 et du début des années 2000, et comment bâtir autour d’elles un consensus politique.
Olivier Marty, enseignant à Sciences Po, l’ESSEC et HEC, est un expert reconnu des sujets économiques et politiques des affaires européennes.